FORT, Pierre-Louis (ed.)
C'est le tome III (paru le 9/11/2005) du "Pouvoirs et limites de la psychanalyse dont le premier tome est paru en 1999.
Paris, Fayard 2005, 702 p.
Prix éditeur : 25 euros.
L'humanisme rationaliste a échoué dans l'horreur totalitaire du XXe siècle, il faut le constater. Pour autant, avons-nous besoin d'une autorité supérieure destinée à réguler la course effrénée de la liberté ? Avons-nous besoin d'une conscience conservatrice qui se nourrirait de la foi ? En contrepoint à cette hypothèse, Julia Kristeva propose ceci : les démocraties sont désormais confrontées à des expériences pré- et transpolitiques qui rendent caduc tout appel au couple raison/révélation ; elles s'acheminent d'ores et déjà, et sans recours à l'irrationnel, vers une refondation de l'humanisme issu des Lumières. C'est précisément en ce point névralgique de la modernité que se situent l'expérience littéraire et la découverte freudienne de l'inconscient - sublimation de l'amour et de la haine, élucidation de l'amour et de la haine. Différemment et en écho, la littérature et la psychanalyse nous aident à lire et à interpréter aussi bien les risques de la parole d'amour que ceux du désir de mort. En ces temps post-modernes de guerre sans fin qui voient s'affronter les religions, il n'est pas inutile de revenir à l'interprétation psychanalytique. En révélant le destin multiface de la haine qui fait et défait l'espèce humaine, elle se propose à nous comme l'intelligence ultime de ce pardon dont la vie psychique a besoin pour continuer à vivre, tout simplement, sans pour autant cesser tout à fait de haïr.
Kelkoo
Pouvoirs et limites de la psychanalyse Tome 1 : Sens et non-sens de la révolte
Pour en savoir plus sur l'auteur : Julia Kristeva
19 janvier 2006
**********************************
Julia Kristeva : "Je vis avec ce désir de sortir de moi"
LE MONDE DES LIVRES | 17.11.05
La façon d'être présente est extrêmement rare. Peut-être unique en son genre, et donc fort difficile à décrire. Elle semble à la fois ici et ailleurs, en même temps. On pourrait dire aussi bien agile et statique, ou effrontée et timide, ou encore engagée dans les débats de l'heure, mais également en retrait. Elle a l'air d'être étonnée d'être là, surtout à une tribune, devant une caméra, avec des micros, un public dans la salle. Cela arrive souvent, mais on dirait qu'elle ne s'habitue pas.
Roland Barthes avait vu cela, à sa façon, il y a déjà longtemps, en intitulant un article consacré à Julia Kristeva : "L'Etrangère". C'était en 1970, et Barthes discernait fort tôt, comme il l'a fait presque toujours, quelque chose de juste. L'étrangeté, ou même "l'étrangèreté", de Kristeva ne provient pas du fait qu'elle serait déplacée, qu'elle viendrait d'ailleurs, mais plutôt du fait qu'elle est, si l'on peut dire, "déplaçante". Elle "change la place des choses", soulignait déjà Barthes. Peut-être est-ce cette faculté qui lui donne cet air de n'être jamais tout à fait située, jamais totalement posée dans un lieu immobile ou une discipline close.
"Je me voyage", dit l'héroïne de Meurtre à Byzance, le roman que Kristeva a publié en 2004 (Fayard). La formule s'applique évidemment à l'auteur, et peut-être à nous tous. Elle renvoie en même temps au passage entre les langues et les disciplines et au déplacement de nos frontières intérieures. Une certaine forme de migration serait donc essentielle à la pensée, dans sa forme collective comme dans son évolution individuelle. On trouvera ample confirmation de cette hypothèse dans le volume qui vient de paraître, La Haine et le Pardon.
Le livre regroupe, sur quelque 700 pages, une quarantaine d'études, interventions, contributions et articles de ces dix dernières années. La plupart des textes datent de 2001-2005, certains sont inédits, d'autres remaniés. On peut y prendre mesure de la diversité des espaces traversés par les voyages réflexifs de Julia Kristeva : politique culturelle (Chine, Europe, laïcité, handicap, diversité des langues), politique des sexes (parité, maternité, beauté), pratique de la psychanalyse (études de cas, analyse de concepts), traversée des religions et de leurs conflits, portraits et perspectives de la littérature contemporaine (Beauvoir, Duras, Proust, Aragon, Celan, entre autres).
Avant de demander comment ces trajectoires diverses se rassemblent, s'arrêter à une petite phrase, page 31 : "Je ne me sens pas d'humeur conclusive, pas encore : les épreuves m'ont appris à vivre dans l'ouvert." Julia Kristeva commente à voix haute : "Celui qui n'a pas d'épreuves ou, plutôt, qui les dénie se contente en réalité d'une identité jalousement gardée. Il conserve ainsi ses limites, ses principes, ses protections qui lui servent d'antidépresseurs. Au contraire, l'épreuve peut nous offrir l'occasion de "faire nos preuves", elle met à mal les frontières et nos défenses et ne nous laisse pas beaucoup de choix ; soit on se déprime, soit on met en question valeurs et certitudes. J'essaie, dans ma vie et dans ma pensée, de me tenir dans ce questionnement : un projet sans programme, un état de surprise permanente face aux phénomènes, aux discours, au sens et au non-sens, qui me libèrent de ce qui a eu lieu ainsi que de mes jugements antérieurs, et qui m'incitent à une sorte de dépassement. Je vis avec ce désir de sortir de moi."
On aurait tort, toutefois, de croire que la linguiste, psychanalyste, philosophe et romancière donne dans le romantisme de l'étranger et l'admiration inconditionnelle pour tous les parcours nomades. "Ni rejet ni complaisance, il est urgent de reconnaître la fragilité de l'étranger. Sans racines et sans loi, il est prêt à se frayer des libertés qui ne vont nulle part, et même jusqu'au crime. Contre soi ou contre autrui, il s'expose à des maladies psychosomatiques, mais aussi à des régressions et à des transgressions qui peuvent aboutir au vandalisme ou à diverses compromissions. Ce sont précisément ces risques de la liberté qui nous restent à penser qui m'intéressent. Je les retrouve, différents et récurrents, avec l'Europe, ou la parité, ou l'action pour le handicap."
Reste à voir comment ces thèmes et parcours multiples s'agencent les uns aux autres. Vers quoi convergent ces trajets au premier abord hétérogènes ? Il n'y a pas à chercher loin la réponse : nouvelle pensée des Lumières, nouvel humanisme, voilà ce que Julia Kristeva ambitionne de promouvoir. Cela peut étonner, et demande en tout cas quelques explications. L'humanisme n'a-t-il pas été récusé, à bon droit, par les structuralistes ? Réponse immédiate : "J'ai fait partie de cette génération qui a récusé l'humanisme mou, une vague idée de l'"homme" vidée de sa substance, liée à une fraternité utopique qui se réclamait des Lumières et du contrat post-révolutionnaire. Aujourd'hui il me paraît non seulement important mais possible de reprendre ces idéaux autrement, car je suis persuadée que ce qu'on appelle "la modernité", souvent décriée, est un moment crucial dans l'histoire de la pensée. En effet, en prenant le relais de la théologie et de la philosophie, les sciences humaines ont remplacé le "divin" et l'"humain" par de nouveaux objets d'investigation : les liens sociaux, la structure de la parenté, des rites et des mythes, la vie psychique et la genèse des langues et des oeuvres. Nous avons acquis une connaissance de la richesse et des risques de l'esprit humain qui est sans précédent, qui inquiète, rencontre des résistances, provoque des censures. Pourtant, quelque prometteurs qu'ils soient, les territoires ainsi constitués fragmentent l'expérience humaine, et cet héritage de la métaphysique empêche de repérer de nouveaux objets d'investigation. Mais le croisement des domaines compartimentés ne suffit pas à lui seul à refonder le nouvel humanisme qui s'impose. Il importe que le sujet qui pense implique d'emblée sa pensée dans son être au monde, par un "transfert" affectif, politique, éthique. Ma pratique d'analyste, l'écriture de romans, mes interventions dans le champ social ne sont pas des "engagements", mais découlent de ce mode de penser que je cherche et que je conçois comme une energeia au sens d'Aristote : une pensée en acte, l'actualité de l'intelligence."
"CE QUI RESTE TOUJOURS ÉNIGMATIQUE"
Réunir les sciences humaines et les religions, n'est-ce pas bien étrange ? Freud n'était-il pas athée, proche des Lumières, bien plus que de la croyance religieuse ? "La découverte de l'inconscient par Freud révèle que, loin d'être seulement des "illusions", et tout en l'étant, les différentes croyances et spiritualités abritent, favorisent ou exploitent, des mouvements psychiques précis qui permettent à l'être humain de devenir un être parlant, un foyer de culture ou au contraire de destructivité, répond Kristeva. Par exemple : l'importance de la loi, la célébration de la fonction paternelle, ou le rôle de la passion maternelle dans l'étayage sensoriel, pré-linguistique, de l'enfant. Nous pouvons désormais reconnaître la complexité de l'expérience intérieure que cultive la foi, mais aussi débusquer la haine sous l'apparence du discours amoureux, et la pulsion de mort instrumentalisée en vengeances politiques et en guerres sans merci."
"Ainsi, poursuit-elle, une autre conception de l'humain est en train de se constituer dans laquelle la transcendance est immanente. Elle s'appelle désir de sens, inséparable du plaisir qui s'enracine dans la sexualité, et commande aussi bien la sublimité de la culture que la brutalité des passages à l'acte."
On comprend à mesure que l'effort principal de Kristeva est de faire émerger progressivement ce savoir d'un type nouveau. Sans hésiter à utiliser des termes techniques, mais sans vouloir s'y enfermer non plus. "C'est en se situant à l'interface des diverses "disciplines" qu'on peut avoir une chance d'élucider tant soit peu ce qui reste toujours énigmatique : la psychose, la sublimation, la croyance et le nihilisme, la passion, la guerre des sexes, la folie maternelle, la haine meurtrière."
Retour à l'un des axes du livre, présent dans le titre : le pardon. Pourquoi tant d'importance accordée à cette notion ? Et quel rapport avec ce qui précède ? "Mon travail d'analyste m'a convaincue qu'en s'engageant dans l'expérience analytique, le patient vient demander une sorte de pardon. Non pas au sens de l'effacement de son mal-être, mais au sens d'une renaissance psychique et même physique. C'est la possibilité de ce nouveau commencement, rendu possible par le transfert et l'interprétation, que j'appelle un pardon. Donner et se donner un nouveau temps, un autre soi, des liens imprévus."
Finalement, ce qui frappe, à chaque fois, chez Julia Kristeva, c'est une forme d'énergie continue. Elle semble toujours en partance pour de nouvelles découvertes, de nouvelles surprises, de nouveaux voyages. Il y a bien peu de personnes capables de passer comme elle de l'analyse littéraire aux diagnostics de l'époque, de l'écoute des analysants à l'écriture romanesque tout en demeurant toujours accessibles aux interrogations de l'heure. Mais pourquoi les romans ? "Pour chercher le sens de ces états où il n'y a plus de "moi", rien qu'un kaléidoscope de langues, de perceptions, de rythmes, d'histoires. J'écris mes romans la nuit, obscurité de la mémoire, apesanteur de la vigilance. Ces vérités-là ne peuvent se dire qu'indirectement, par montage, collage, personnages, par l'imaginaire. Une autre manière de penser : plus onirique, plus perceptuelle, plus directement sexualisée, et toujours la même passion de se mettre en question, d'ouvrir des questions."
C'est le tome III (paru le 9/11/2005) du "Pouvoirs et limites de la psychanalyse dont le premier tome est paru en 1999.
Paris, Fayard 2005, 702 p.
Prix éditeur : 25 euros.
L'humanisme rationaliste a échoué dans l'horreur totalitaire du XXe siècle, il faut le constater. Pour autant, avons-nous besoin d'une autorité supérieure destinée à réguler la course effrénée de la liberté ? Avons-nous besoin d'une conscience conservatrice qui se nourrirait de la foi ? En contrepoint à cette hypothèse, Julia Kristeva propose ceci : les démocraties sont désormais confrontées à des expériences pré- et transpolitiques qui rendent caduc tout appel au couple raison/révélation ; elles s'acheminent d'ores et déjà, et sans recours à l'irrationnel, vers une refondation de l'humanisme issu des Lumières. C'est précisément en ce point névralgique de la modernité que se situent l'expérience littéraire et la découverte freudienne de l'inconscient - sublimation de l'amour et de la haine, élucidation de l'amour et de la haine. Différemment et en écho, la littérature et la psychanalyse nous aident à lire et à interpréter aussi bien les risques de la parole d'amour que ceux du désir de mort. En ces temps post-modernes de guerre sans fin qui voient s'affronter les religions, il n'est pas inutile de revenir à l'interprétation psychanalytique. En révélant le destin multiface de la haine qui fait et défait l'espèce humaine, elle se propose à nous comme l'intelligence ultime de ce pardon dont la vie psychique a besoin pour continuer à vivre, tout simplement, sans pour autant cesser tout à fait de haïr.
Kelkoo
Pouvoirs et limites de la psychanalyse Tome 1 : Sens et non-sens de la révolte
Pour en savoir plus sur l'auteur : Julia Kristeva
19 janvier 2006
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Julia Kristeva : "Je vis avec ce désir de sortir de moi"
LE MONDE DES LIVRES | 17.11.05
La façon d'être présente est extrêmement rare. Peut-être unique en son genre, et donc fort difficile à décrire. Elle semble à la fois ici et ailleurs, en même temps. On pourrait dire aussi bien agile et statique, ou effrontée et timide, ou encore engagée dans les débats de l'heure, mais également en retrait. Elle a l'air d'être étonnée d'être là, surtout à une tribune, devant une caméra, avec des micros, un public dans la salle. Cela arrive souvent, mais on dirait qu'elle ne s'habitue pas.
Roland Barthes avait vu cela, à sa façon, il y a déjà longtemps, en intitulant un article consacré à Julia Kristeva : "L'Etrangère". C'était en 1970, et Barthes discernait fort tôt, comme il l'a fait presque toujours, quelque chose de juste. L'étrangeté, ou même "l'étrangèreté", de Kristeva ne provient pas du fait qu'elle serait déplacée, qu'elle viendrait d'ailleurs, mais plutôt du fait qu'elle est, si l'on peut dire, "déplaçante". Elle "change la place des choses", soulignait déjà Barthes. Peut-être est-ce cette faculté qui lui donne cet air de n'être jamais tout à fait située, jamais totalement posée dans un lieu immobile ou une discipline close.
"Je me voyage", dit l'héroïne de Meurtre à Byzance, le roman que Kristeva a publié en 2004 (Fayard). La formule s'applique évidemment à l'auteur, et peut-être à nous tous. Elle renvoie en même temps au passage entre les langues et les disciplines et au déplacement de nos frontières intérieures. Une certaine forme de migration serait donc essentielle à la pensée, dans sa forme collective comme dans son évolution individuelle. On trouvera ample confirmation de cette hypothèse dans le volume qui vient de paraître, La Haine et le Pardon.
Le livre regroupe, sur quelque 700 pages, une quarantaine d'études, interventions, contributions et articles de ces dix dernières années. La plupart des textes datent de 2001-2005, certains sont inédits, d'autres remaniés. On peut y prendre mesure de la diversité des espaces traversés par les voyages réflexifs de Julia Kristeva : politique culturelle (Chine, Europe, laïcité, handicap, diversité des langues), politique des sexes (parité, maternité, beauté), pratique de la psychanalyse (études de cas, analyse de concepts), traversée des religions et de leurs conflits, portraits et perspectives de la littérature contemporaine (Beauvoir, Duras, Proust, Aragon, Celan, entre autres).
Avant de demander comment ces trajectoires diverses se rassemblent, s'arrêter à une petite phrase, page 31 : "Je ne me sens pas d'humeur conclusive, pas encore : les épreuves m'ont appris à vivre dans l'ouvert." Julia Kristeva commente à voix haute : "Celui qui n'a pas d'épreuves ou, plutôt, qui les dénie se contente en réalité d'une identité jalousement gardée. Il conserve ainsi ses limites, ses principes, ses protections qui lui servent d'antidépresseurs. Au contraire, l'épreuve peut nous offrir l'occasion de "faire nos preuves", elle met à mal les frontières et nos défenses et ne nous laisse pas beaucoup de choix ; soit on se déprime, soit on met en question valeurs et certitudes. J'essaie, dans ma vie et dans ma pensée, de me tenir dans ce questionnement : un projet sans programme, un état de surprise permanente face aux phénomènes, aux discours, au sens et au non-sens, qui me libèrent de ce qui a eu lieu ainsi que de mes jugements antérieurs, et qui m'incitent à une sorte de dépassement. Je vis avec ce désir de sortir de moi."
On aurait tort, toutefois, de croire que la linguiste, psychanalyste, philosophe et romancière donne dans le romantisme de l'étranger et l'admiration inconditionnelle pour tous les parcours nomades. "Ni rejet ni complaisance, il est urgent de reconnaître la fragilité de l'étranger. Sans racines et sans loi, il est prêt à se frayer des libertés qui ne vont nulle part, et même jusqu'au crime. Contre soi ou contre autrui, il s'expose à des maladies psychosomatiques, mais aussi à des régressions et à des transgressions qui peuvent aboutir au vandalisme ou à diverses compromissions. Ce sont précisément ces risques de la liberté qui nous restent à penser qui m'intéressent. Je les retrouve, différents et récurrents, avec l'Europe, ou la parité, ou l'action pour le handicap."
Reste à voir comment ces thèmes et parcours multiples s'agencent les uns aux autres. Vers quoi convergent ces trajets au premier abord hétérogènes ? Il n'y a pas à chercher loin la réponse : nouvelle pensée des Lumières, nouvel humanisme, voilà ce que Julia Kristeva ambitionne de promouvoir. Cela peut étonner, et demande en tout cas quelques explications. L'humanisme n'a-t-il pas été récusé, à bon droit, par les structuralistes ? Réponse immédiate : "J'ai fait partie de cette génération qui a récusé l'humanisme mou, une vague idée de l'"homme" vidée de sa substance, liée à une fraternité utopique qui se réclamait des Lumières et du contrat post-révolutionnaire. Aujourd'hui il me paraît non seulement important mais possible de reprendre ces idéaux autrement, car je suis persuadée que ce qu'on appelle "la modernité", souvent décriée, est un moment crucial dans l'histoire de la pensée. En effet, en prenant le relais de la théologie et de la philosophie, les sciences humaines ont remplacé le "divin" et l'"humain" par de nouveaux objets d'investigation : les liens sociaux, la structure de la parenté, des rites et des mythes, la vie psychique et la genèse des langues et des oeuvres. Nous avons acquis une connaissance de la richesse et des risques de l'esprit humain qui est sans précédent, qui inquiète, rencontre des résistances, provoque des censures. Pourtant, quelque prometteurs qu'ils soient, les territoires ainsi constitués fragmentent l'expérience humaine, et cet héritage de la métaphysique empêche de repérer de nouveaux objets d'investigation. Mais le croisement des domaines compartimentés ne suffit pas à lui seul à refonder le nouvel humanisme qui s'impose. Il importe que le sujet qui pense implique d'emblée sa pensée dans son être au monde, par un "transfert" affectif, politique, éthique. Ma pratique d'analyste, l'écriture de romans, mes interventions dans le champ social ne sont pas des "engagements", mais découlent de ce mode de penser que je cherche et que je conçois comme une energeia au sens d'Aristote : une pensée en acte, l'actualité de l'intelligence."
"CE QUI RESTE TOUJOURS ÉNIGMATIQUE"
Réunir les sciences humaines et les religions, n'est-ce pas bien étrange ? Freud n'était-il pas athée, proche des Lumières, bien plus que de la croyance religieuse ? "La découverte de l'inconscient par Freud révèle que, loin d'être seulement des "illusions", et tout en l'étant, les différentes croyances et spiritualités abritent, favorisent ou exploitent, des mouvements psychiques précis qui permettent à l'être humain de devenir un être parlant, un foyer de culture ou au contraire de destructivité, répond Kristeva. Par exemple : l'importance de la loi, la célébration de la fonction paternelle, ou le rôle de la passion maternelle dans l'étayage sensoriel, pré-linguistique, de l'enfant. Nous pouvons désormais reconnaître la complexité de l'expérience intérieure que cultive la foi, mais aussi débusquer la haine sous l'apparence du discours amoureux, et la pulsion de mort instrumentalisée en vengeances politiques et en guerres sans merci."
"Ainsi, poursuit-elle, une autre conception de l'humain est en train de se constituer dans laquelle la transcendance est immanente. Elle s'appelle désir de sens, inséparable du plaisir qui s'enracine dans la sexualité, et commande aussi bien la sublimité de la culture que la brutalité des passages à l'acte."
On comprend à mesure que l'effort principal de Kristeva est de faire émerger progressivement ce savoir d'un type nouveau. Sans hésiter à utiliser des termes techniques, mais sans vouloir s'y enfermer non plus. "C'est en se situant à l'interface des diverses "disciplines" qu'on peut avoir une chance d'élucider tant soit peu ce qui reste toujours énigmatique : la psychose, la sublimation, la croyance et le nihilisme, la passion, la guerre des sexes, la folie maternelle, la haine meurtrière."
Retour à l'un des axes du livre, présent dans le titre : le pardon. Pourquoi tant d'importance accordée à cette notion ? Et quel rapport avec ce qui précède ? "Mon travail d'analyste m'a convaincue qu'en s'engageant dans l'expérience analytique, le patient vient demander une sorte de pardon. Non pas au sens de l'effacement de son mal-être, mais au sens d'une renaissance psychique et même physique. C'est la possibilité de ce nouveau commencement, rendu possible par le transfert et l'interprétation, que j'appelle un pardon. Donner et se donner un nouveau temps, un autre soi, des liens imprévus."
Finalement, ce qui frappe, à chaque fois, chez Julia Kristeva, c'est une forme d'énergie continue. Elle semble toujours en partance pour de nouvelles découvertes, de nouvelles surprises, de nouveaux voyages. Il y a bien peu de personnes capables de passer comme elle de l'analyse littéraire aux diagnostics de l'époque, de l'écoute des analysants à l'écriture romanesque tout en demeurant toujours accessibles aux interrogations de l'heure. Mais pourquoi les romans ? "Pour chercher le sens de ces états où il n'y a plus de "moi", rien qu'un kaléidoscope de langues, de perceptions, de rythmes, d'histoires. J'écris mes romans la nuit, obscurité de la mémoire, apesanteur de la vigilance. Ces vérités-là ne peuvent se dire qu'indirectement, par montage, collage, personnages, par l'imaginaire. Une autre manière de penser : plus onirique, plus perceptuelle, plus directement sexualisée, et toujours la même passion de se mettre en question, d'ouvrir des questions."