Au sein de nos hôpitaux, des structures se proposent désormais de répondre aux sollicitations de professionnels en demande de solutions pratiques. Le contexte actuel, où semble prévaloir une judiciarisation des pratiques liée pour beaucoup à l’idéologie de la précaution, affecte leur autonomie, rend plus complexe la prise de décision et donc l’exercice des responsabilités. Les méthodes procédurales ainsi proposées sont désignées par le terme générique éthique clinique. Ce type d’interventions dans le cadre des activités professionnelles incite à interroger la teneur et la validité des expertises ainsi promues. Rien ne permet de les considérer a priori évidentes. De fait, à ce jour aucune instance publique compétente n'en a évalué la légitimité et la pertinence.
Il apparaît préjudiciable à la dynamique de la réflexion éthique de la ramener à un modèle unique, par nature limitatif et donc discutable. Faute d'une attention portée aux concepts, aux discours comme aux pratiques, des ambiguïtés s’insinuent au cœur des activités de soin. Elles sont dissimulées par des prises de positions fortement médiatisées qui diffusent une conception utilitariste, réductrice, voire partisane de quelques initiatives rarement concluantes et en tant que telles peu innovantes.
Il convient dès lors de dissiper les confusions et les assimilations trompeuses, en distinguant nettement deux conceptions de l’éthique hospitalière et du soin, par nature totalement différentes et divergentes. D'une part, celle qui vise à professionnaliser l’approche éthique ainsi ramenée à une modalité expérimentale dite d’éthique clinique, en application directe de modèles procéduraux anglo-américains. D'autre part, celle que soutiennent les professionnels de santé dotés d’une véritable compétence universitaire et d’une expérience avérée dans le champ de la réflexion directement impliquée dans l’exercice de leurs activités. Pour ce qui les concerne, leur conception de l'éthique relève avant tout de l’appropriation critique de savoirs interdisciplinaires. Ils les intègrent à leurs missions, sans s'arroger pour autant une qualification qui en ferait des spécialistes de l’éthique. Le souci éthique inspire et imprègne l'ensemble de leurs pratiques, du soin le plus quotidien aux modalités des prises de décisions les plus complexes.
C'est pour servir cette exigence que, depuis une dizaine d’années, l’Institut éthique et soins hospitaliers de l’Espace éthique/AP-HP et le Laboratoire d'éthique médicale, de droit de la santé et de santé publique de Necker proposent des formations universitaires aux professionnels de santé. À ce jour aucun des professionnels les ayant suivies ne s'est arrogé le titre d’éthicien, notion du reste dénuée de la moindre pertinence. L'éthique ne peut en effet se concevoir que dans la perspective d’une réflexion en situation, portant sur des pratiques considérées comme un engagement toujours singulier, continu et nécessairement partagé par les équipes dans le cadre d’une collégialité. Cette perspective n'est ni compatible avec l'idée d'un assujettissement des décisions à des processus interventionnistes, ni avec l'idée selon laquelle l'éthique professionnelle se réduirait à l'examen assisté de situations spécifiques en contexte de crise.
Les acquis dont se dotent ainsi les professionnels leur permettent notamment de stimuler et d'enrichir la réflexion au sein même des réalités du terrain. On observe dans les services hospitaliers les effets très constructifs des dialogues, concertations et approfondissements ainsi suscités. Cette dynamique de la délibération et de l’exercice d’un esprit critique correspond à une plus juste compréhension des principes de respect et de dignité qui fondent la relation de soin et l’humanisme professionnel. Elle répond également à la notion même de vie démocratique.
Ainsi s’est caractérisée à travers les années une nouvelle culture de la réflexion éthique, conçue avec les professionnels et l’ensemble des personnes concernées — notamment les membres d’associations représentatives des personnes malades et de leurs proches —, impliqués ensemble avec une même exigence de discernement et de responsabilisation. C'est dire — il convient plus que jamais de le préciser — que l'éthique hospitalière et du soin est par nature clinique, qu'elle s'inspire des principes de la démocratie et vise au bien commun. Elle s’avère, dans les faits, opposée à la réduction d’une réalité humaine toujours singulière et sensible aux protocoles que l’on tente de promouvoir en guise de solution pratique. Un tel mode d’instruction, d’investigation et de régulation dénature la responsabilité et l’engagement éthiques auxquels tout professionnel de santé est tenu. L’arbitraire des procédures au nom d’une idéologisation de la relation de soin, incite à contester cet arbitrage complexe et délicat d’où procède une prise de décision argumentée et donc fondée.
Une certaine conception anglo-américaine de la Clinical ethics à laquelle il est fait référence renvoie effectivement à une des méthodes procédurales d'intervention d’éthiciens extérieurs au service hospitalier. Ces spécialistes sont sollicités pour une médiation relevant essentiellement d’un juridisme lié à un contexte socioculturel donné. L’approche d’éthique clinique qui relève, pour ce qui nous concerne, de l'exercice clinique du soin à l'hôpital, diffère à tous égard d’un tel modèle. La confusion sémantique entretenue actuellement par l’application en France du modèle de la Clinical ethics — disposant de financements du ministère chargé de la Santé — vise à susciter des amalgames: ils apparaissent de manière évidente dans le rapport rédigé par l’Académie nationale de médecine le 30 mars 2004. Ainsi s’affirment des positions pour le moins discutables, induites par une mauvaise compréhension des différences d'origine et d'inspiration de démarches pourtant radicalement différentes.
Elles s’opposent explicitement à toute autre initiative pourtant validées par notre représentation nationale (loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, projet de loi relatif à la bioéthique adopté par l’Assemblée nationale le 11 décembre 2003).
De telles dérives ne peuvent qu’inquiéter, justifiant les clarifications désormais indispensables.
La notion d’Espace éthique procède de la volonté de participer à la construction d’une véritable démocratie hospitalière portée par les personnels hospitaliers et les membres d’associations impliqués au cœur de la vie de la cité. Qu’en est-il d’une idée de la démocratie qui refuserait, plutôt que d’en favoriser le développement, les espaces de concertation, de transmission, d’échanges de savoirs et d’expériences dans un cadre garant de la pertinence des argumentations ? Qu’en est-il de la prétention dont s’affublent certains qui, au nom du concept de démocratie sanitaire dont ils s’arrogent l’exclusive compétence, cherchent à imposer un mode de délibération restreint à quelques spécialistes investis d’une légitimité qu’ils contestent à d’autres ? Qu’en est-il du respect de la dimension éthique de l’engagement quotidien des professionnels de santé, dès lors que l’on met en cause les initiatives conçues avec eux afin de leur permettre de mieux penser leurs pratiques et de répondre avec plus de justesse et de vigilance aux attentes des personnes qu’ils accueillent et soignent ? Comment admettre que dans un champ d’activité professionnelle complexe, délicat, incertain, exposé à la multiplicité d’attentes et d’exigences qui posent en des termes déterminants la responsabilité de décider, on puisse se satisfaire du recours à des procédures de régulation réfutant
la nécessité de doter chaque intervenant dans la chaîne du soin des références et des réflexions indispensables à son action ?
Nous défendons une approche éthique soucieuse de liberté, de respect, de transparence, de rigueur, de responsabilités et de confiance vécues et partagées ensemble. L’enjeu est politique dès lors qu’il touche à la qualité et à la reconnaissance d’une activité au service des personnes et de la cité. Dans le champ du soin, le souci ou l’attention éthique relève d'une acquisition de compétences et d’expériences qui concernent la culture générale (philosophie morale, philosophie politique, épistémologie, certes, mais aussi histoire des idées et des sociétés, anthropologie, sociologie, droit, etc.).
Cette transmission doit relever d'une approche universitaire pluridisciplinaire de haut niveau qui concilie les acquis théoriques et la sensibilisation à l'argumentation de situations comprises dans leur complexité. S'agissant de la formation de professionnels, il est bien évident qu'elle bénéficie de leurs expériences et réflexions, de telle sorte que l'enseignement se trouve naturellement enrichi par les échanges qu'il suscite.
La demande est d'autant plus forte dans les secteurs du soin et de la recherche — y compris autre que biomédicale — que la société est en attente de professionnels susceptibles de partager et d'expliquer le sens et la finalité de leurs projets et choix. Sans formation, la discussion s'avère délicate voire difficile, incitant les uns et les autres à se replier sur quelques certitudes dogmatiques qui ne satisfont personne et favorisent l’obscurantisme, les dérives, la déresponsabilisation, le discrédit et la perte de confiance.
Ne s’agit-il pas, là encore, d’enjeux démocratiques ?
Dans un contexte où se diffuse une argumentation byzantine touchant, notamment, à la reconnaissance de compétences spécifiques en matière d’éthique, il apparaît urgent d’engager un débat de qualité à la hauteur des enjeux. On ne peut plus se satisfaire de positions hâtives, approximatives, confuses et à tant d’égards péjoratives. Elles contribuent à dénaturer le sens même des missions imparties aux professionnels de santé. S’il est désormais à la mode de contester les légitimités et de fustiger en l’occurrence de prétendus éthiciens, que l’on porte la critique là où elle s’impose !
Rien ne doit inciter les professionnels à renoncer au devoir de se maintenir dans une position constante de questionnement. Sans quoi, il sera difficile de leur reprocher demain un désinvestissement ou une indifférence à tous égards préjudiciables à l’intérêt commun et à cet esprit démocratique indispensable à l'activité hospitalière. Il nous faut des professionnels en capacité d'assumer un véritable dialogue avec les personnes malades et plus globalement les membres de la cité.
Pour ce qui nous concerne, les valeurs de la vie démocratique et l’intérêt commun sont situés au cœur même de nos préoccupations et de nos engagements éthiques. Notre devoir est de l’affirmer.
Le 7 mai 2004
Marc Guerrier, adjoint du directeur de l’Espace éthique/AP-HP, Département universitaire de recherche en
éthique Paris-Sud 11/AP-HP
Christian Hervé, directeur du Laboratoire d'éthique médicale, de droit de la santé et de santé publique de
Necker, et du DEA d'éthique médicale et biologique, Université Paris 5
Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace éthique/AP-HP et du Département universitaire de recherche en
éthique Paris-Sud 11/AP-HP
Grégoire Moutel, adjoint du directeur du Laboratoire d'éthique médicale, de droit de la santé et de santé
publique de Necker