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CHARTIER Jean-Pierre : La psychanalyse transdisciplinaire et péripatéticienne : une réponse thérapeutique à la psychopathie ?, HAS, déc 2005


Rédigé le Vendredi 20 Janvier 2006 à 23:28 | Lu 4374 commentaire(s)



« Le sage le plus sage ne fera jamais qu'un crabe marche droit » (Aristophane)
« Le patient est-il incurable ou faut-il réinterroger le cadre ? » (Jean-Pierre CHARTIER)

Face à la montée en puissance des agressions de personnes par des jeunes de plus en plus jeunes, il importe de rappeler brièvement deux constats. A côté d'une délinquance classique, que je dirai liée à l'acte (« il n'y a pas de société sans crime » ; Durkheim), nous assistons depuis au moins deux décennies à la montée en puissance d'une délinquance liée à l'absence d'être. Ces sujets se comportent comme s'ils n'avaient pu intérioriser une représentation de l'autre. Ils semblent se déplacer dans un univers virtuel où aucun acte ne devrait avoir de conséquences et où le sentiment de culpabilité n'existe pas. Cette délinquance est liée à l'absence d'être. Quand ces jeunes se regardent dans un miroir, ce sont comme des vampires. Ils n'ont pas de représentation de l'autre, parce qu'ils n'ont pas de représentation positive de soi. Ces jeunes-là sont rétifs à toute prise en charge classique. Leur dénomination importe peu, qu'on les appelle psychopathes, personnalités psychopathiques ou proches de la psychose, ils ne sont pas insérés dans la chronologie, ils n'ont pas la possibilité de respecter un rendez-vous. L'acte et ses conséquences ne sont pas reliés. Quand on leur parle de leur histoire personnelle, ça n'a pas de sens puisqu'ils n'ont pas construit une vision chronologique du temps. Dans cette problématique, les délits vont leur permettre d'exister hors la loi. La loi a été faite par des magistrats pour des magistrats et pour ceux qui sont capables de se comporter comme on dit dans le code civil « en bon père de famille ». Lors des récidives de ces jeunes, le juge de la jeunesse lassé finit par les envoyer en prison et, ce faisant, il leur donne une identité lorsqu'ils rentrent dans « leur cité ».

Devant ce problème de nouvelle délinquance, nous avons deux options possibles : corriger ou réparer.

L'optique correctrice (comme dans une maison de correction) vise à restaurer un principe de réalité sociale efficace au moins à court terme. Elle s'inspire des pratiques comportementalistes en vogue aux Etats-Unis, joue sur le masochisme de certains de ces sujets délinquants et concourt à forger un « faux self » qui peut donner dans l'immédiat l'apparence de l'efficacité. En France, les « Maisons de correction » ont existé de 1791 à 1945. Actuellement, on en revient à l'idée qu'il faut rouvrir ces maisons, c'est-à-dire que les jeunes soient tout de suite extraits de leur milieu et placés dans un établissement pour une durée de trois mois.
Dans ce cadre, un délinquant va développer une stratégie manipulatoire. Il va se comporter comme il se doit pour retourner dans son milieu où il récidivera de plus belle ; rien n'aura changé sur le fond.

L'option réparatrice ambitionne de reprendre un processus d'humanisation qui s'est vu entravé. On constate, chez tous ces jeunes difficiles, des ratés dans le processus d'humanisation qu'il va falloir reprendre. C'est un véritable redémarrage qu'il faut entreprendre. Certains d'entre eux sont dans une situation d'aporie identificatoire. Ce sont des jeunes en situation de carence relationnelle de longue date. A l'évidence, l'option réparatrice est beaucoup plus coûteuse en temps et en moyens humains. Mais peut-on adapter l'outil psychanalytique à la prise en charge de sujets fort peu inscrits dans la symbolique ou encore comment leur permettre de passer de l'Agir à l'élaboration psychique ?

Je tenterai de démontrer premièrement que c'est impossible, deuxièmement que c'est dangereux et troisièmement que cela peut marcher quand même si on accepte de modifier le cadre.

C'est impossible…
Telle est l'opinion de Freud qui nourrissait une véritable aversion pour les délinquants et qui, conformément à l'esprit du temps, les croyait incurables. Dans son article « De la psychothérapie », il affirme que « la psychanalyse n'est pas un traitement pour la dégénérescence psychopathique, c'est même là où elle se voit arrêtée ». Il surenchérira en proclamant que « la psychanalyse n'est pas faite pour les canailles ». Enfin, il tentera de dissuader ses élèves d'entreprendre le traitement analytique des délinquants. A Eduardo Weiss, il écrit : « notre art échoue devant de tels gens, notre perspicacité même n'est pas encore capable de sonder les relations dynamiques qui dominent chez eux ». Il dira encore : « votre patient est un véritable salopard. J'espère bien que vous allez le laisser tomber, c'est tout ce qu'il mérite ».
Il y a quelques années, André Green dans « la folie privée« a confirmé l'opinion de nos collègues. « Pour ce qui est des délinquants, des criminels et des mauvais sujets de tout acabit, en dépit d'études classiques anciennes et d'expériences trop peu nombreuses menées par des psychanalystes en milieu carcéral, on ne peut pas dire que ce soit là un sujet central de préoccupation de la psychanalyse… L'analyste se révèle complètement dépassé par les effets du mal dans la société actuelle »…
Les psychiatres contemporains n'ont pas une opinion différente. Très récemment, B. Gravier écrivait « après un siècle de recherches, on en revient toujours à l'observation des premiers psychiatres, les psychopathes semblent incapables de changer« . Nous ne sommes pas loin du pervers « inéducable, inamendable et inintimidable » décrit par Dupré au Congrès des Aliénistes de Langue Française réunis à Tunis en 1911.
L'unanimité se fait donc sur l'incurabilité de ces patients impossibles à traiter.

C'est dangereux…
Le sujet délinquant est toujours un individu gravement carencé affectivement. C'est une constante de leur histoire personnelle comme l'exposition aux effets d'une violence potentiellement meurtrière. Il ne noue aucune relation authentique à l'autre. Si le thérapeute arrive à force d'adresse, en faisant preuve d'une tolérance extraordinaire à son endroit, à créer un lien durable, celui-ci prendra la forme d'un transfert passionnel. Le passé carentiel risque de transformer tout attachement en un amour sauvage et sans limite où la mort peut être au rendez-vous. D'autant plus que la violence psychopathique génère chez les soignants d'intenses désirs de meurtre contre lesquels ils luttent en développant une contre-attitude qui se veut salvatrice à tout prix. L'échec de leurs efforts thérapeutiques risque alors de précipiter la fin du sujet en l'exposant à un rejet supplémentaire.

Et pourtant ça peut marcher…
Il importe pour cela de prendre en considération les idiosyncrasies psychiques de ces sujets pour essayer de bâtir une nouvelle approche thérapeutique que j'ai appelée la psychanalyse transdisciplinaire et péripatéticienne. Elle demande d'intervenir à plusieurs simultanément afin de juguler autant que faire se peut les effets du clivage de l'objet et du moi et de désamorcer le risque passionnel que nous avons évoqué. Pour ce faire il faut éviter la relation duelle. Il est nécessaire d'associer des professionnels de formations différentes afin d'amener le patient à « jouer de l'instrument psychique », comme le disait Freud, et à accepter une réalité sociale où la loi ne serait plus persécutante.
Ceci implique aussi pour l'analyste d'accepter de sortir de son cadre habituel et d'amener son espace thérapeutique dans la rue et dans tous les lieux où il peut rencontrer ces « mauvais sujets », d'où l'appellation de « péripatéticienne » au sens étymologique du terme que j'ai donnée à cette pratique. Il s'agit de reprendre un processus d'humanisation qui s'est vu entravé, de greffer du symbolique pour enrayer le mécanisme du passage à l'acte et de perfuser de la vie afin de rééquilibrer la balance libidinale fort déficitaire chez ces « organisations à expression psychopathique » (H. Flavigny)

Dans l'équipe, tout jeune était suivi par au moins deux personnes, si possible de formation différente, un travailleur social référent et un psy référent. L'adhésion à un contrat de soin était relativement formelle. Ce contrat devait être simple et souple car, si ces jeunes-là étaient capables de respecter des contrats, ils ne seraient pas délinquants. Il était le suivant : « écoute, si tu es d'accord, on veut bien faire un bout de chemin avec toi, mais il faut qu'on se voit régulièrement. Il faut que tu voies ton éducateur et il faut que tu rencontres le psy régulièrement ». Le plus souvent, ils refusaient de voir le psy : « j'en veux pas, je ne suis pas fou » ; et il est vrai qu'ils ne le sont pas au sens classique du terme, leur folie étant dans l'acte.
Avec ces sujets, il importe de jouer la surprise. Il faut faire autrement que ce qui a déjà été fait, il faut modifier le cadre de la rencontre thérapeutique. Cela implique un rapproché nécessaire. Nous sommes alors obligés d'abandonner une partie importante de notre sécurité professionnelle et de notre statut. La concertation entre les différents intervenants est essentielle. Elle se faisait lors d'une série de mini-réunions informelles qui regroupaient à n'importe quel moment de la journée les deux référents plus un tiers. Le référent psy, le référent travailleur social et un autre membre de l'équipe non impliqué directement.
Il n'existait pas une hiérarchie des tâches. On mettait en commun les outils d'intervention : les activités culturelles, éventuellement artistiques, voire sportives. Il n'y avait pas de tâche qui était destinée à telle ou telle personne. Il y avait une priorité à la relation la plus dynamisable à un moment donné, ce qui ne voulait pas dire la plus positive. Qui va accompagner le jeune ? Qui va faire ça avec lui ? Ca pouvait être le psy, le directeur, l'éducateur. Toutefois, ce type de mise en commun des moyens d'intervention nécessite de sauvegarder sa spécificité en se refusant à empiéter sur le « territoire » de l'autre : réalité matérielle ou psychique.

Pour conclure, le mythe d'Icare me semble fournir une métaphore qui illustre assez bien la trajectoire de « l'incasable ». Tel le fils de Dédale, il a passé son enfance sans repère, enfermé dans le labyrinthe des conduites paradoxales de son environnement. Confronté à la violence, à la terreur et à l'inhumain dès son plus jeune âge, il se doit d'inventer des stratégies de survie psychique. Le passage à l'acte délictueux en est une, rendue en quelque sorte obligatoire, de par sa servitude à une homéostasie mentale archaïque de tensions psychiques. Ainsi, progressivement et avec plus ou moins de bonheur, il s'appropriera la cire et les plumes, et se fabriquera les ailes qui lui permettront d'échapper à son milieu mortifère. Mais sa mégalomanie le forcera peut-être à s'approcher du soleil et sans doute recherchera-t-il avant tout à en éprouver la brûlure dans le flamboiement des toxiques et l'incandescence des conduites ordaliques. Seule la chute fera sens dans cette ascension héroïque. Si Bellérophon, après avoir chevauché Pégase, retombe piteusement sur terre et devient mélancolique, le psychopathe Icare tombe dans la mer Ionienne. Le mythe ne précise pas ce qu'il advint de lui. Nous ferons le pari que, dans les cas heureux, l'analyste et les intervenants sociaux, oeuvrant en synergie, ont pu lui permettre de découvrir qu'il était capable de nager et de rejoindre ainsi la rive du principe de réalité.

Références
1. CHARTIER J.P. : Les adolescents difficiles, Dunod, Paris, 2002.
2. CHARTIER J.P. : L'adolescent, le psychanalyste et l'institution, Dunod, Paris, 1998.
3. DURKHEIM E. : Le suicide 1897, P.U.F. 1960.
4. FLAVIGNY H. : Les éclats de l'adolescence, E.S.F. 1996.
5. FREUD S. : « De la psychothérapie » in De la technique psychanalytique, P.U.F. 1992.
6. FREUD S. à Eduardo Weiss, Correspondance, Privat, 1975.
7. GRAVIER B. in Perspectives psychiatriques de MAI 1999.
8. GREEN A. : La folie privée, Gallimard, 1990.
9. Dupré au Congrès des Aliénistes de Langue Française, TUNIS, 1911.


Jean-Pierre CHARTIER
Psychanalyste, Membre du IVème groupe
Directeur de l'Ecole de psychologues praticiens (Paris-Lyon)


Dans le cadre de l'audition publique organisée par la HAS les 16 et 17 décembre 2005, "Prise en charge de la psychopathie".



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