INTRODUCTION
Je n’utiliserai le terme « psychopathies » qu’au pluriel car la lecture de la littérature comme ma pratique clinique font penser que, sous ce vocable, se dissimulent plusieurs formes psychopathologiques.
UNE DÉFINITION COMPORTEMENTALE
La psychologie donne, de manière classique, une définition des psychopathies strictement comportementale.
Elle s’écrit à partir de quatre éléments tirés de champs différents, rendant par là-même la définition problématique :
• Dans le rapport aux autres, on trouve une difficulté majeure à supporter les frustrations, qui implique un empêchement à supporter les ordres émanant d’une figure d’autorité, que ce soit un adulte dans l’enfance, les forces de l’ordre ou la justice, voire le représentant d’une administration, à l’âge adulte ;
• Dans le rapport à l’acte, s’inscrit une propension massive à répondre aux limites imposées par des agirs parfois violents (crises de colères, crises clastiques allant parfois jusqu’au meurtre). Cet aspect est celui qui provoque l’inquiétude sociale, y compris cette audition, et emporte souvent avec lui des aspects médicolégaux complexes (en terme de responsabilité, curabilité, etc.) ;
• Dans le champ de la mentalisation, on décrit une difficulté importante du sujet à mentaliser ses éprouvés et ses ressentis psychiques qui n’est pas en lien avec une déficience ou une maladie mentale. Les passages à l’acte ne sont pas inclus dans le cours psychique de la vie du sujet et sont difficilement mis en sens après l’acte. Ce manque de mentalisation fait que ces individus sont difficilement compris par les autres, provoquant ainsi un rejet qui renforce la peur, et constitue le plus souvent un cercle relationnel vicieux qui renforce les passages à l’acte ;
• Dans le champ de la loi, est décrite une absence de pensée sur l’acte. L’absence d’identification à l’agressé (qui nécessite la pensée intime réflexive) provoque une absence de culpabilité face aux actes commis.
La théorie oscille sur l’explication en postulant :
- soit l’absence du surmoi (instance de la conscience morale) ;
- soit un surmoi hyper-rigide qui ne peut plus discriminer les différentes valeurs morales de l’acte.
Cet aspect provoque une réprobation sociale. Les psychopathes sont ainsi souvent vécus comme manipulateurs par incompréhension des mécanismes psychiques qui président à leur fonctionnement, renforçant encore le sentiment d’exclusion de ceux-ci.
DES LECTURES FLUCTUANTES
Cette définition de base des psychopathies pose de nombreuses questions épistémologiques tant le nombre de lectures qui en ont été faites est important, lectures d’ailleurs souvent divergentes. Pour rappel, nous allons présenter quelques unes des lectures faites à propos du même ensemble de signes, rassemblés sous le vocale de TOP (Trouble Oppositionnel avec Provocation) dans le DSM IV.
DÉFINITION : TOP
• Ensemble de comportements négativistes, hostiles ou provocateurs pendant au moins 6 mois – présence de plus de 4 critères :
- Se met souvent en colère
- Conteste souvent ce que disent les adultes
- S’oppose souvent ou refuse de se plier aux demandes ou aux règles des adultes
- Embête souvent les autres délibérément
- Fait souvent porter à autrui la responsabilité de ses erreurs ou mauvaises conduites
- Est souvent susceptible ou agacé par les autres
- Est souvent fâché ou plein de ressentiment
- Se montre souvent vindicatif
• Altération cliniquement significative du fonctionnement social, scolaire ou professionnel
• Absence de trouble psychotique ou de trouble de l’humeur
• Prévalence : 2 à 16%
Ce trouble dont vous pouvez lire, en rappel, la nomenclature tirée du DSM IV, est un trouble banal de la période adolescente, présent assez souvent dès l’enfance. Pourtant les lectures qui en ont été faites suivant les théories et les époques sont plus que fluctuantes, y compris quand elles se veulent athéoriques.
DES LECTURES PLURIELLES
La lecture que propose le DSM IV des TOP comporte un aspect discutable car faire d’une opposition un trouble efface toute possibilité de saisir le sens, parfois justifié, d’une révolte.
Si nous prenons la lecture de ce même trouble adolescent en utilisant une lecture sociale des mêmes signes, nous aurions en 1970 la définition du gauchiste, et 2000 la définition du jeune en difficulté.
Si nous en faisons une lecture politique, nous avons alors à faire en 1970 à un « fouteur de chienlit », et dans les années 2000 à un « sauvageon ».
Si nous lisons ces signes à la lueur de la théorie psychanalytique, nous pourrions parler de personnalité narcissique ou d’état limite.
J’arrêterai ici une liste que nous pourrions prolonger longuement.
Si j’insiste sur cet aspect fluctuant des définitions et des explications des psychopathies, c’est pour en souligner un aspect fondamental, généralement écarté : les psychopathies sont une forme d’expression de la subjectivité.
PSYCHOPATHIES ET SUBJECTIVITÉ
Les psychopathies, dans le rapport qu’elles entretiennent à la violence, à la maîtrise de l’autre et à la réalisation à tout prix de la satisfaction sans tenir compte des limites, est un mode normal d’expression de la subjectivité qui, par exemple, s’exprime dans le vie quotidienne des bacs à sable. Elle correspond à la difficulté qu’a le sujet humain à supporter la limite imposée à son plaisir et qui se retourne en violence contre l’autre, empêcheur de « jouir en paix ».
Cette réponse est le plus souvent bridée par l’éducation de manière efficace, mais elle reste une réponse normale quand des impasses de la construction de la subjectivité persistent pour un individu donné.
La particularité des psychopathies, c’est de s’inscrire comme une gêne, un dérangement de l’ordre social et donc d’être en cela dépendantes, dans leur définition même, de l’ordre social qui les nomme.
LES PSYCHOPATHIES SONT UN SYMPTÔME SOCIAL
Les psychopathies sont ainsi à entendre comme un symptôme social ; elles se construisent dans des coordonnées qui sont celles du moment social de la rencontre des impasses du sujet. Elles sont une réponse du sujet qui ne trouve pas comment construire une représentation de soi tenable dans le lien social qu’il rencontre. C’est cet accord, pour ne pas dire cette fusion, entre lien social et psychopathies qui provoque les variations des définitions.
La seconde conséquence fondamentale de ce lien intime entre psychopathies et lien social est que les psychopathies sont variables, dans leurs expressions, dans leurs signes et dans leurs définitions au cours du temps. Ainsi, ce qui était hier parlé comme « délinquance » est aujourd’hui souvent compris comme TDHA (trouble déficit de l’attention/hyperactivité).
Mais il nous faut aller plus loin pour comprendre le réel lien intime qui unit les psychopathies et le lien social afin de penser une prise en charge.
LES PSYCHOPATHIES SONT EN ACCORD AVEC LE LIEN SOCIAL
Elles correspondent aux demandes et aux normes sociales d’une époque donnée. Ainsi les TDHA sont-ils la conséquence de la demande d’efficacité et de performance qui articule le lien social actuel. L’hyper agitation n’étant que la forme dépassée de la demande d’efficacité. La violence est la mise en acte dépassée de la norme sociale individualiste et de la mise en avant de l’acte comme preuve de l’existence du sujet. La violence est, dans la majorité des cas, une tentative désespérée de prouver à l’autre son droit à être. La toxicomanie n’est que la forme non limitée de la recherche du plaisir et du bonheur (« effacer la douleur » disait Freud), de la jouissance par la consommation de l’objet qui caractérise le lien social moderne. L’excès se construit ici encore comme un dépassement de la limite.
Le suicide, est le mode extrême d’expression d’une opposition à un lien social qui refuse le vieillissement et la mort.
POUR UNE POSSIBLE PRISE EN CHARGE
Il y a nécessité de prendre en compte la forme que prend la nécessaire normalisation de la construction humaine et spécialement la place que tient la limite interne dans la construction du rapport du sujet au lien social, limite interne dont les psychopathies sont partiellement carentes. Or la limite interne d’un sujet se construit par intériorisation de la règle et par identification à ceux qui représentent cette règle pour le sujet en construction, les figures d’autorité.
Or nous sommes confrontés, depuis environ une cinquantaine d’années (période d’apparition de la classification des psychopathies) à une série de contradictions entre les modèles proposés pour transmettre les règles et permettre ainsi au sujet de les intérioriser.
Pour n’en citer que quelques unes :
- la contradiction entre l’autonomie de l’enfant et les contraintes et les limites éducatives ;
- la contradiction entre une revendication de démocratie familiale et une demande d’autorité.
Tous ces phénomènes produisent un certains nombres de conséquences qui font le lit des psychopathies, en mettant à mal la construction des limites.
QUELQUES QUESTIONS ACTUELLES À LA LIMITE
• Le loup ne fait plus peur et les enfants ne développent plus de phobies, mais des TDHA C’est pourtant par la peur, vécue comme culpabilité interne, que s’inscrit la loi dans le psychisme humain.
La question est alors de trouver une autre façon pour rencontrer la limite ; celle de l’épuisement de soi ou de l’autre est celle que mettent en oeuvre nos modernes conquérants de la limite : les petits TDHA. Mais la conséquence de ce mode de rapport à la limite est la disparition de la culpabilité comme ressenti interne du franchissement de la limite, de ce que nous appelions la « faute ».
• Tout plaisir est acceptable
Là encore notre lien social moderne pose comme principe de fonctionnement que tout plaisir est légitime, tant qu’il n’empiète pas sur l’autre. Tout plaisir peut donc être réalisé, ce qui pose le but de l’action, du faire, de l’acte comme réalisation du plaisir. Du coup, l’agir devient le mode de satisfaction normal de l’individu.
• Le semblable est dangereux
Ce troisième aspect du lien social moderne qui pose au coeur de notre socius la demande de sécurité, fait de celui qui s’oppose un potentiel ennemi mais surtout, crée une vacuité de la référence, de ce que la psychanalyse a nommé l’Autre, rendant de ce fait la limite venue de l’Autre de plus en plus insupportable.
C’est au carrefour de ces trois dimensions que se situent les psychopathies, expressions modernes de la quête de limite d’un sujet désarrimé de lui-même et des autres.
Traiter les psychopathies passe donc certes par un traitement individuel, mais aussi et surtout par un traitement du lien social et des modes de régulation de la jouissance dans notre modernité.
Serge LESOURD
Professeur de Psychologie – ULP – Strasbourg
Dans le cadre de l'audition publique organisée par la HAS les 16 et 17 décembre 2005, "Prise en charge de la psychopathie".