LE MONDE DES LIVRES | 05.03.09
Au moment où les psychiatres français s'insurgent contre une politique d'Etat qu'ils jugent contraire à leur éthique, voilà que le modèle cognitivo-comportemental qu'ils contestent et qu'ils regardent comme "américain" est violemment critiqué aux Etats-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste. De l'autre côté de l'Atlantique, cette mise en cause ne vient pas des psychiatres, trop soumis au diktat des laboratoires pharmaceutiques, mais des historiens et des écrivains.
En témoigne le livre de Christopher Lane, qui a été un best-seller en 2007. Prenant l'exemple de la timidité, qui n'est en rien une maladie mais une émotion ordinaire, l'auteur, spécialiste de l'époque victorienne et des cultural studies, dénonce la manière dont le fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) - élaboré par l'American Psychiatric Association (APA), puis adopté dans le monde entier à travers l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - a permis, en une trentaine d'années, de transformer en maladies mentales nos émotions les plus banales, pour le plus grand bonheur d'une industrie pharmaceutique soucieuse de rentabiliser des molécules inutiles : contre la crainte de perdre son travail par temps de crise économique, contre l'angoisse de mourir quand on est atteint d'une maladie mortelle, contre la peur de traverser une autoroute à un endroit dangereux, contre le désir de bien manger parfois avec excès, contre le fait de boire un verre de vin par jour ou d'avoir une vie sexuelle ardente, etc.
Grâce au DSM, nous sommes donc invités à nous considérer comme des malades mentaux, dangereux pour les autres et pour nous-mêmes. Telle est la volonté hygiéniste et sécuritaire de cette grande bible de la psychiatrie moderne.
Ayant eu accès pour la première fois aux archives de l'APA, Lane y a découvert des informations étonnantes sur les différentes révisions de ce "Manuel du Père Ubu", censé définir l'homme nouveau du début du XXIe siècle. Entre 1952 et 1968, les deux premiers DSM étaient axés sur les catégories de la psychanalyse, c'est-à-dire sur une nomenclature des affections psychiques qui correspondait à l'étude de la subjectivité consciente et inconsciente : on y distinguait des normes et des pathologies, des névroses, des psychoses, des dépressions, etc.
Mais, à partir des années 1970, sous la pression des laboratoires et des départements de neurosciences, soucieux de réintégrer la psychiatrie dans la neurologie et de créer une vaste science du cerveau où seraient mélangées des maladies dégénératives et des névroses légères, cette approche dite "dynamique", fondée sur des psychothérapies par la parole, fut contestée sur sa droite pour son absence de scientificité biologique et sur sa gauche pour son incapacité à penser l'évolution des moeurs.
Ainsi, en 1973, comme le rappelle Lane, les homosexuels, groupés en associations, exigèrent de ne plus figurer dans le DSM au titre de malades mentaux : ils furent donc déclassifiés à la suite d'un vote. Mais cette décision n'avait rien de scientifique, même si elle était justifiée, puisque l'homosexualité n'est pas une maladie mentale.
"J'AI HONTE POUR LA PSYCHIATRIE"
En conséquence, il fallut procéder à une nouvelle révision du DSM, d'autant que d'autres catégories de citoyens réclamaient, au contraire des homosexuels, d'être pris en compte dans le Manuel : les traumatisés de guerre notamment, désireux d'être indemnisés sans se soucier de savoir si leur problème relevait ou non d'une maladie mentale. On inventa donc, pour les satisfaire, le "syndrome post-Vietnam", qui fut dûment catalogué comme maladie mentale dans le DSM.
C'est alors que, en 1974, le psychiatre Robert Spitzer, enseignant à l'université Columbia, admirateur de la "bio-énergie" façon Wilhelm Reich, fut pressenti pour diriger la troisième révision du Manuel. Convaincu d'être le prophète d'une révolution neuronale de l'âme, il s'entoura de quatorze comités, composés chacun d'une multitude d'experts. Il effectua alors un retour spectaculaire vers le XIXe siècle, réintroduisant dans le Manuel la classification d'Emil Kraepelin (1856-1926), psychiatre allemand contemporain de Freud, ce qui lui permit de rétablir une analogie pourtant largement dépassée entre troubles mentaux et maladies organiques.
Entre 1980 (DSM-III) et 1987 (DSM-III-révisé), la folle équipe de Spitzer procéda à "un balayage athéorique" du phénomène psychique, substituant à la terminologie de Kraepelin celle des psychologues du conditionnement. Les concepts classiques de la psychiatrie furent alors bannis au profit de la seule notion de trouble (disorder), qui permit de faire entrer dans le Manuel 292 maladies imaginaires.
Dans le DSM-IV, publié en 1994, on en comptabilisait 350 et, pour le futur DSM-V, de nouveaux syndromes (rebaptisés "addictions") seront ajoutés, tels que l'activité sexuelle libertine, l'apathie, l'amour de la gastronomie ou encore le plaisir de se promener pendant des heures sur Internet : "J'ai honte pour la psychiatrie, dira le psychiatre de renom Robert Waugh. S'il vous plaît, il y a assez de choses ridicules dans la psychiatrie pour ne pas offrir des motifs de moqueries supplémentaires." Ce Manuel, dira un autre, est "un nouveau suspensoir de l'empereur".
Après avoir lu ce récit, on se demande qui pourra faire barrage un jour à l'expansion de ces thèses aberrantes, comparables à celles du Docteur Knock, et qui ont pour objectif de faire entrer l'existence ordinaire des hommes dans des tableaux sombrement pathologiques, au prix d'oublier que les fous peuvent être vraiment fous.
Pour l'heure, rien ne permet de dire que la démonstration argumentée et convaincante de Christopher Lane puisse être entendue par les psychiatres soumis aux molécules, et qui continuent de croire aux vertus classificatoires de cet étrange Manuel.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Boisivon. Flammarion, 384 p., 26 €.
Élisabeth Roudinesco
Article paru dans l'édition du 06.03.09.
Au moment où les psychiatres français s'insurgent contre une politique d'Etat qu'ils jugent contraire à leur éthique, voilà que le modèle cognitivo-comportemental qu'ils contestent et qu'ils regardent comme "américain" est violemment critiqué aux Etats-Unis comme inefficace, grotesque et quasiment fasciste. De l'autre côté de l'Atlantique, cette mise en cause ne vient pas des psychiatres, trop soumis au diktat des laboratoires pharmaceutiques, mais des historiens et des écrivains.
En témoigne le livre de Christopher Lane, qui a été un best-seller en 2007. Prenant l'exemple de la timidité, qui n'est en rien une maladie mais une émotion ordinaire, l'auteur, spécialiste de l'époque victorienne et des cultural studies, dénonce la manière dont le fameux DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) - élaboré par l'American Psychiatric Association (APA), puis adopté dans le monde entier à travers l'Organisation mondiale de la santé (OMS) - a permis, en une trentaine d'années, de transformer en maladies mentales nos émotions les plus banales, pour le plus grand bonheur d'une industrie pharmaceutique soucieuse de rentabiliser des molécules inutiles : contre la crainte de perdre son travail par temps de crise économique, contre l'angoisse de mourir quand on est atteint d'une maladie mortelle, contre la peur de traverser une autoroute à un endroit dangereux, contre le désir de bien manger parfois avec excès, contre le fait de boire un verre de vin par jour ou d'avoir une vie sexuelle ardente, etc.
Grâce au DSM, nous sommes donc invités à nous considérer comme des malades mentaux, dangereux pour les autres et pour nous-mêmes. Telle est la volonté hygiéniste et sécuritaire de cette grande bible de la psychiatrie moderne.
Ayant eu accès pour la première fois aux archives de l'APA, Lane y a découvert des informations étonnantes sur les différentes révisions de ce "Manuel du Père Ubu", censé définir l'homme nouveau du début du XXIe siècle. Entre 1952 et 1968, les deux premiers DSM étaient axés sur les catégories de la psychanalyse, c'est-à-dire sur une nomenclature des affections psychiques qui correspondait à l'étude de la subjectivité consciente et inconsciente : on y distinguait des normes et des pathologies, des névroses, des psychoses, des dépressions, etc.
Mais, à partir des années 1970, sous la pression des laboratoires et des départements de neurosciences, soucieux de réintégrer la psychiatrie dans la neurologie et de créer une vaste science du cerveau où seraient mélangées des maladies dégénératives et des névroses légères, cette approche dite "dynamique", fondée sur des psychothérapies par la parole, fut contestée sur sa droite pour son absence de scientificité biologique et sur sa gauche pour son incapacité à penser l'évolution des moeurs.
Ainsi, en 1973, comme le rappelle Lane, les homosexuels, groupés en associations, exigèrent de ne plus figurer dans le DSM au titre de malades mentaux : ils furent donc déclassifiés à la suite d'un vote. Mais cette décision n'avait rien de scientifique, même si elle était justifiée, puisque l'homosexualité n'est pas une maladie mentale.
"J'AI HONTE POUR LA PSYCHIATRIE"
En conséquence, il fallut procéder à une nouvelle révision du DSM, d'autant que d'autres catégories de citoyens réclamaient, au contraire des homosexuels, d'être pris en compte dans le Manuel : les traumatisés de guerre notamment, désireux d'être indemnisés sans se soucier de savoir si leur problème relevait ou non d'une maladie mentale. On inventa donc, pour les satisfaire, le "syndrome post-Vietnam", qui fut dûment catalogué comme maladie mentale dans le DSM.
C'est alors que, en 1974, le psychiatre Robert Spitzer, enseignant à l'université Columbia, admirateur de la "bio-énergie" façon Wilhelm Reich, fut pressenti pour diriger la troisième révision du Manuel. Convaincu d'être le prophète d'une révolution neuronale de l'âme, il s'entoura de quatorze comités, composés chacun d'une multitude d'experts. Il effectua alors un retour spectaculaire vers le XIXe siècle, réintroduisant dans le Manuel la classification d'Emil Kraepelin (1856-1926), psychiatre allemand contemporain de Freud, ce qui lui permit de rétablir une analogie pourtant largement dépassée entre troubles mentaux et maladies organiques.
Entre 1980 (DSM-III) et 1987 (DSM-III-révisé), la folle équipe de Spitzer procéda à "un balayage athéorique" du phénomène psychique, substituant à la terminologie de Kraepelin celle des psychologues du conditionnement. Les concepts classiques de la psychiatrie furent alors bannis au profit de la seule notion de trouble (disorder), qui permit de faire entrer dans le Manuel 292 maladies imaginaires.
Dans le DSM-IV, publié en 1994, on en comptabilisait 350 et, pour le futur DSM-V, de nouveaux syndromes (rebaptisés "addictions") seront ajoutés, tels que l'activité sexuelle libertine, l'apathie, l'amour de la gastronomie ou encore le plaisir de se promener pendant des heures sur Internet : "J'ai honte pour la psychiatrie, dira le psychiatre de renom Robert Waugh. S'il vous plaît, il y a assez de choses ridicules dans la psychiatrie pour ne pas offrir des motifs de moqueries supplémentaires." Ce Manuel, dira un autre, est "un nouveau suspensoir de l'empereur".
Après avoir lu ce récit, on se demande qui pourra faire barrage un jour à l'expansion de ces thèses aberrantes, comparables à celles du Docteur Knock, et qui ont pour objectif de faire entrer l'existence ordinaire des hommes dans des tableaux sombrement pathologiques, au prix d'oublier que les fous peuvent être vraiment fous.
Pour l'heure, rien ne permet de dire que la démonstration argumentée et convaincante de Christopher Lane puisse être entendue par les psychiatres soumis aux molécules, et qui continuent de croire aux vertus classificatoires de cet étrange Manuel.
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par François Boisivon. Flammarion, 384 p., 26 €.
Élisabeth Roudinesco
Article paru dans l'édition du 06.03.09.