C'est un des grands psychanalystes de notre époque. Auteur d'une oeuvre théorique majeure, André Green a également tenu un rôle important dans les institutions psychanalytiques françaises et internationales. Il ne s'était pas encore exprimé sur l'amendement Accoyer et sur les remous provoqués par l'intervention du législateur dans le domaine des psys
Propos recueillis par Roger-Pol Droit
André Green est l'une des voix les plus compétentes. Médecin formé à la psychiatrie, psychanalyste proche un temps de Jacques Lacan, avec qui il a rompu en 1967, ami de Winnicott et de Bion, ce praticien connaît tous les aspects de ce domaine multiforme.
C'est pourquoi il apporte des éléments nouveaux au dossier déjà publié par Le Point. André Green est en effet favorable à une législation, critique envers celle qui a été votée et très hostile à la campagne de « résistance » orchestrée par Jacques-Alain Miller. Sa voix singulière vaut d'être entendue.
LE POINT : Refusez-vous le principe d'une intervention du législateur dans le domaine des psychothérapies et de la psychanalyse ?
ANDRÉ GREEN : Evidemment pas. Comment contester la préoccupation des pouvoirs publics de protéger les usagers ? C'est ce qu'on attend d'un gouvernement ! D'ailleurs, une action pour diminuer le désordre était devenue inévitable depuis longtemps. En 1989, quand j'étais président de la Société psychanalytique, j'avais même recommandé que nous prenions les devants pour éviter de nous voir imposer de mauvaises mesures. Cela avait provoqué une levée de boucliers...
Etes-vous donc satisfait par les textes qui viennent d'être votés ?
A. G. : Pas du tout, parce que l'action récente des pouvoirs publics est marquée par l'ignorance et l'insuffisance d'information. Elle a subi à la fois la pression des médias et des corporatismes, au lieu de résulter d'un vrai travail pour s'informer. Ce travail de fond est d'autant plus indispensable que la psychiatrie est un champ de bataille. On voit s'y confronter les partisans du « tout se passe dans le cerveau » et ceux du « tout se passe dans les relations humaines et les conditions sociales », les intérêts matériels de l'industrie pharmaceutique, l'opposition entre les psychiatres et les psychothérapeutes, entre les analystes et les non-analystes, entre les lacaniens et les non-lacaniens... En fait, aucune des institutions qui se sont prononcées n'a une connaissance suffisante du dossier. Ni les députés, ni les sénateurs, ni l'Académie de médecine et l'ordre des médecins, ni l'Université ne connaissent vraiment les problèmes de la psychiatrie et ceux de la psychothérapie.
Quelles sont à votre avis les principales erreurs commises ?
A. G. : La nouvelle réglementation va privilégier indûment le rôle des médecins psychiatres et des psychologues. Les psychiatres auraient vocation à exercer la psychothérapie, mais on ne voit pas au nom de quoi cette vocation existerait, car il est parfaitement possible d'avoir une formation psychiatrique complète sans avoir la moindre notion de psychothérapie ! Il a été établi que 70 % des psychiatres pratiquent des psychothérapies, mais il reste impossible de savoir s'ils se sont donné une formation adéquate, à titre privé et personnel, ou s'ils ont bricolé quelque chose par leurs propres moyens, sans aucune garantie pour les patients.
D'autre part, un nombre croissant d'étudiants, écartés par la sélection hyperscientifique des facultés de médecine, se tournent vers des études de psychologie, avec pour projet de devenir thérapeutes. Or ils ne reçoivent pas de formation suffisante dans ce domaine. Certains entrent en formation dans des sociétés de psychanalyse ayant pignon sur rue. D'autres se compliquent moins la vie et cèdent à la publicité de divers instituts, où l'on vous promet que vous allez devenir psychothérapeute en douze leçons... moyennant finances, évidemment.
C'est ainsi que la France se retrouve avec 20 000 psychothérapeutes sans affiliation institutionnelle, 20 000 psychothérapeutes autoproclamés ! Tous affirment faire beaucoup de bien aux gens qui vont les voir. Mais ils peuvent aussi tomber sur une dépression grave, une maladie psychosomatique qui met le patient en danger ou une structure psychotique camouflée sans avoir le moindre moyen pour en juger.
Vous défendez donc la pureté de la psychanalyse classique contre les psychothérapies...
A. G. : Absolument pas. Je suis au contraire convaincu que le cadre défini par Freud n'est applicable qu'à un petit nombre de patients. Aujourd'hui, tout psychanalyste a au moins 40 % de sa clientèle composée de patients à qui il prescrit la psychothérapie psychanalytique, le psychodrame ou d'autres techniques. Il faudrait donc préciser plus nettement la place, dans la formation des psychanalystes, de la psychothérapie psychanalytique.
b(Jacques-Alain Miller a entamé une campagne contre la nouvelle réglementation. Pourquoi ne l'avez-vous pas soutenu ?]b
A. G. : Parce qu'il s'agit d'une campagne de désinformation, de mensonge et d'intoxication. On présente Jacques-Alain Miller comme « le meneur des psys », c'est du bourrage de crâne ! Il ne représente qu'un groupe minoritaire parmi les lacaniens. On ignore trop souvent qu'il existe, depuis bien des années, un groupe de contact très actif entre lacaniens et non-lacaniens. Cette structure rassemble notamment huit sociétés lacaniennes, qui ne reconnaissent nullement l'autorité de Jacques-Alain Miller et la considèrent même comme dangereuse. Ces élèves de Lacan sont très choqués de la façon dont il mène son affaire. Car il est évident qu'il ne s'intéresse pas à la psychothérapie. On ne sent jamais dans ses propos le souci du patient. Quand il agite le drapeau rouge contre des décrets liberticides, il pense toujours à la liberté du thérapeute, il ne pense jamais à préserver les droits du patient. Or cette liberté du thérapeute, c'est la liberté d'être ignorant, d'être incompétent, c'est la liberté de nuire et d'être à l'abri de toute sanction et de tout contrôle.
Jacques-Alain Miller a montré qu'il était capable de produire en quelques semaines un pamphlet répondant à Daniel Lindenberg sur des questions qui les regardent. Mais cela fait plus de vingt ans que Lacan est mort, et j'attends encore le premier ouvrage de psychanalyse signé Jacques-Alain Miller. Il n'existe pas !
Aujourd'hui, sa lutte, et celle des siens, est une lutte pour la survie. Ces associations sont en effet constituées d'un très grand nombre de gens qui n'ont pas de qualifications. Si on met le nez dans leurs affaires, en cherchant à savoir qui est qui, formé comment, avec quels droits à exercer telle ou telle pratique, on comprendra leur agitation. Les autres associations sont moins inquiètes parce qu'elles savent que leurs membres ont été formés, même si tout n'est pas parfait, évidemment.
Lacan n'a-t-il pas soutenu que l'analyste ne s'autorise que de lui-même ?
A. G. : ... « et de quelques autres », avait-il ajouté ! On ne voit pas pourquoi ce serait parole d'Evangile. Lacan parlait de la nécessaire liberté de penser et de la mise en oeuvre de l'imagination du psychanalyste dans son travail. De là, on est passé à l'idée que « le psychanalyste invente ses normes ». Beaucoup se sont dit : « Si Lacan l'a fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? » C'est ainsi que se sont répandues les séances courtes et toutes sortes de pratiques aberrantes. Car inventer ses normes, c'est faire n'importe quoi. L'analyste maltraite ses patients, se donne la liberté de disparaître en laissant un panneau sur la porte « Je suis parti en vacances, je vous contacterai à mon retour »... Cette liberté va même dans certains cas, on ne le sait pas assez, jusqu'à des violences physiques. Je vous assure que je n'invente rien.
Ce qu'on oublie, en l'occurrence, c'est que ce n'est pas le bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée, mais le masochisme. C'est là-dessus que le pouvoir analytique peut se pervertir. Freud avait abouti à cette conclusion, mais il a décidé de ne pas manger de ce pain-là, en disant à peu près : « S'ils veulent aller se faire martyriser, qu'ils aillent en voir d'autres, moi je fais leur analyse, ensuite ils en font ce qu'ils veulent. » Il y a là une différence très importante entre Freud et Lacan. Lacan semble avoir pensé que ce serait vraiment trop bête de ne pas en profiter. Dans sa postérité la plus directe, quelque chose de ce genre perdure.
Il est beaucoup question, selon une autre formule de Lacan, de « ne pas céder sur son désir »...
A. G. : « Ne pas céder sur son désir », c'est très exactement la morale terroriste ! Les terroristes qui passent devant des tribunaux insultent les juges, affirment n'avoir pas de comptes à rendre. La morale lacanienne n'est pas très différente. On retrouve aussi dans cette attitude la nostalgie des années de la jeunesse révolutionnaire. Aujourd'hui, ces jeunes gens sont devenus grands-pères, mais ils conservent la même naïveté cynique, la même indifférence à l'égard du mensonge. L'essentiel, pour eux, est de parvenir à leurs fins.
Revenons à la réforme du domaine psy. Quelles mesures préconisez-vous ?
A. G. : Trois mesures s'imposent depuis longtemps et ne sont pas mises en oeuvre. Premièrement, il faut prévoir l'initiation des généralistes à la psychothérapie, car le plus souvent la première personne consultée, c'est le médecin. Sa formation doit comporter des éléments de base importants : savoir écouter, savoir entendre que derrière le sens manifeste de la demande il en existe un autre, qu'il faut détecter et orienter. En deuxième lieu, il faut prévoir la formation psychothérapeutique du psychiatre, qui est supposée aller de soi mais qui n'est pas faite. Etant donné la mainmise de la science américaine, cognitiviste et comportementaliste, sur la psychiatrie, un rééquilibrage est à envisager pour que le psychiatre cesse de n'être qu'un prescripteur de pilules et de rééducations. Troisièmement, il faut concevoir la formation clinique des psychologues. S'ils veulent s'orienter vers ce type d'activité, il faut leur donner le moyen d'avoir une véritable pratique. Il faut enfin prévoir d'examiner les formations de ceux qui n'appartiennent à aucune des catégories précédentes et souhaitent s'initier à la psychothérapie. Je ne pense pas du tout que la psychothérapie soit une spécialité médicale, ni qu'elle doive être contrôlée par des médecins. Je reste ouvert à ce que des gens qui ne sont ni psychiatres ni psychologues puissent la pratiquer, à condition qu'ils y soient formés. Ces mesures seraient plus utiles que les protestations indignées d'intellectuels indéniablement estimables mais qui n'ont aucune qualité pour se prononcer sur les psychothérapies !
La campagne médiatique et politique menée contre cette réforme vous paraît donc surfaite ?
A. G. : Plus que surfaite, ridicule et malhonnête ! Ridicule par ses professions de foi, ses cris à la tentative d'assassinat et, ce qui était vraiment le comble, l'appel à la désobéissance civile ! Ce sont des rodomontades, et le temps en fera justice. Ce qui est malhonnête, c'est de rassembler les signatures de personnalités estimables, mais qui n'y connaissent rien, pour dire : « Vous voyez, si tous ces gens qui sont indéniablement très bien sont de mon côté, c'est que j'ai raison. » En réalité, il y a un refus d'aller au charbon, de chercher réellement de quoi sont faites les psychothérapies : qui en demande ? qui offre quoi ? quelles sont les connaissances sur le psychisme dont il faut être familier pour y répondre ? Ces questions n'ont pas été posées. A la place, on a assisté à un véritable bouclage de la presse, qui s'est fait l'écho de tout ce qui venait du côté de Jacques-Alain Miller, alors que peu de rectifications ou de points de vue contraires étaient publiés. J'ai malgré tout confiance dans cette phrase de Freud : « La voix de l'intellect est basse, mais elle ne se tait qu'on ne l'ait entendue. »
Pour approfondir la question, on se reportera à l'un des derniers ouvrages d'André Green, « Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine » (PUF, 400 p., 24 euro). D'autre part, sous le titre « La lettre et la mort », un ouvrage d'entretiens d'André Green avec Dominique Eddé sur la littérature (Proust, Shakespeare, Conrad, Borges) vient de paraître chez Denoël (190 pages, 19 euro).
© le point 08/04/04 - N°1647 - Page 97 - 1969 mots
Propos recueillis par Roger-Pol Droit
André Green est l'une des voix les plus compétentes. Médecin formé à la psychiatrie, psychanalyste proche un temps de Jacques Lacan, avec qui il a rompu en 1967, ami de Winnicott et de Bion, ce praticien connaît tous les aspects de ce domaine multiforme.
C'est pourquoi il apporte des éléments nouveaux au dossier déjà publié par Le Point. André Green est en effet favorable à une législation, critique envers celle qui a été votée et très hostile à la campagne de « résistance » orchestrée par Jacques-Alain Miller. Sa voix singulière vaut d'être entendue.
LE POINT : Refusez-vous le principe d'une intervention du législateur dans le domaine des psychothérapies et de la psychanalyse ?
ANDRÉ GREEN : Evidemment pas. Comment contester la préoccupation des pouvoirs publics de protéger les usagers ? C'est ce qu'on attend d'un gouvernement ! D'ailleurs, une action pour diminuer le désordre était devenue inévitable depuis longtemps. En 1989, quand j'étais président de la Société psychanalytique, j'avais même recommandé que nous prenions les devants pour éviter de nous voir imposer de mauvaises mesures. Cela avait provoqué une levée de boucliers...
Etes-vous donc satisfait par les textes qui viennent d'être votés ?
A. G. : Pas du tout, parce que l'action récente des pouvoirs publics est marquée par l'ignorance et l'insuffisance d'information. Elle a subi à la fois la pression des médias et des corporatismes, au lieu de résulter d'un vrai travail pour s'informer. Ce travail de fond est d'autant plus indispensable que la psychiatrie est un champ de bataille. On voit s'y confronter les partisans du « tout se passe dans le cerveau » et ceux du « tout se passe dans les relations humaines et les conditions sociales », les intérêts matériels de l'industrie pharmaceutique, l'opposition entre les psychiatres et les psychothérapeutes, entre les analystes et les non-analystes, entre les lacaniens et les non-lacaniens... En fait, aucune des institutions qui se sont prononcées n'a une connaissance suffisante du dossier. Ni les députés, ni les sénateurs, ni l'Académie de médecine et l'ordre des médecins, ni l'Université ne connaissent vraiment les problèmes de la psychiatrie et ceux de la psychothérapie.
Quelles sont à votre avis les principales erreurs commises ?
A. G. : La nouvelle réglementation va privilégier indûment le rôle des médecins psychiatres et des psychologues. Les psychiatres auraient vocation à exercer la psychothérapie, mais on ne voit pas au nom de quoi cette vocation existerait, car il est parfaitement possible d'avoir une formation psychiatrique complète sans avoir la moindre notion de psychothérapie ! Il a été établi que 70 % des psychiatres pratiquent des psychothérapies, mais il reste impossible de savoir s'ils se sont donné une formation adéquate, à titre privé et personnel, ou s'ils ont bricolé quelque chose par leurs propres moyens, sans aucune garantie pour les patients.
D'autre part, un nombre croissant d'étudiants, écartés par la sélection hyperscientifique des facultés de médecine, se tournent vers des études de psychologie, avec pour projet de devenir thérapeutes. Or ils ne reçoivent pas de formation suffisante dans ce domaine. Certains entrent en formation dans des sociétés de psychanalyse ayant pignon sur rue. D'autres se compliquent moins la vie et cèdent à la publicité de divers instituts, où l'on vous promet que vous allez devenir psychothérapeute en douze leçons... moyennant finances, évidemment.
C'est ainsi que la France se retrouve avec 20 000 psychothérapeutes sans affiliation institutionnelle, 20 000 psychothérapeutes autoproclamés ! Tous affirment faire beaucoup de bien aux gens qui vont les voir. Mais ils peuvent aussi tomber sur une dépression grave, une maladie psychosomatique qui met le patient en danger ou une structure psychotique camouflée sans avoir le moindre moyen pour en juger.
Vous défendez donc la pureté de la psychanalyse classique contre les psychothérapies...
A. G. : Absolument pas. Je suis au contraire convaincu que le cadre défini par Freud n'est applicable qu'à un petit nombre de patients. Aujourd'hui, tout psychanalyste a au moins 40 % de sa clientèle composée de patients à qui il prescrit la psychothérapie psychanalytique, le psychodrame ou d'autres techniques. Il faudrait donc préciser plus nettement la place, dans la formation des psychanalystes, de la psychothérapie psychanalytique.
b(Jacques-Alain Miller a entamé une campagne contre la nouvelle réglementation. Pourquoi ne l'avez-vous pas soutenu ?]b
A. G. : Parce qu'il s'agit d'une campagne de désinformation, de mensonge et d'intoxication. On présente Jacques-Alain Miller comme « le meneur des psys », c'est du bourrage de crâne ! Il ne représente qu'un groupe minoritaire parmi les lacaniens. On ignore trop souvent qu'il existe, depuis bien des années, un groupe de contact très actif entre lacaniens et non-lacaniens. Cette structure rassemble notamment huit sociétés lacaniennes, qui ne reconnaissent nullement l'autorité de Jacques-Alain Miller et la considèrent même comme dangereuse. Ces élèves de Lacan sont très choqués de la façon dont il mène son affaire. Car il est évident qu'il ne s'intéresse pas à la psychothérapie. On ne sent jamais dans ses propos le souci du patient. Quand il agite le drapeau rouge contre des décrets liberticides, il pense toujours à la liberté du thérapeute, il ne pense jamais à préserver les droits du patient. Or cette liberté du thérapeute, c'est la liberté d'être ignorant, d'être incompétent, c'est la liberté de nuire et d'être à l'abri de toute sanction et de tout contrôle.
Jacques-Alain Miller a montré qu'il était capable de produire en quelques semaines un pamphlet répondant à Daniel Lindenberg sur des questions qui les regardent. Mais cela fait plus de vingt ans que Lacan est mort, et j'attends encore le premier ouvrage de psychanalyse signé Jacques-Alain Miller. Il n'existe pas !
Aujourd'hui, sa lutte, et celle des siens, est une lutte pour la survie. Ces associations sont en effet constituées d'un très grand nombre de gens qui n'ont pas de qualifications. Si on met le nez dans leurs affaires, en cherchant à savoir qui est qui, formé comment, avec quels droits à exercer telle ou telle pratique, on comprendra leur agitation. Les autres associations sont moins inquiètes parce qu'elles savent que leurs membres ont été formés, même si tout n'est pas parfait, évidemment.
Lacan n'a-t-il pas soutenu que l'analyste ne s'autorise que de lui-même ?
A. G. : ... « et de quelques autres », avait-il ajouté ! On ne voit pas pourquoi ce serait parole d'Evangile. Lacan parlait de la nécessaire liberté de penser et de la mise en oeuvre de l'imagination du psychanalyste dans son travail. De là, on est passé à l'idée que « le psychanalyste invente ses normes ». Beaucoup se sont dit : « Si Lacan l'a fait, pourquoi ne le ferais-je pas ? » C'est ainsi que se sont répandues les séances courtes et toutes sortes de pratiques aberrantes. Car inventer ses normes, c'est faire n'importe quoi. L'analyste maltraite ses patients, se donne la liberté de disparaître en laissant un panneau sur la porte « Je suis parti en vacances, je vous contacterai à mon retour »... Cette liberté va même dans certains cas, on ne le sait pas assez, jusqu'à des violences physiques. Je vous assure que je n'invente rien.
Ce qu'on oublie, en l'occurrence, c'est que ce n'est pas le bon sens qui est la chose du monde la mieux partagée, mais le masochisme. C'est là-dessus que le pouvoir analytique peut se pervertir. Freud avait abouti à cette conclusion, mais il a décidé de ne pas manger de ce pain-là, en disant à peu près : « S'ils veulent aller se faire martyriser, qu'ils aillent en voir d'autres, moi je fais leur analyse, ensuite ils en font ce qu'ils veulent. » Il y a là une différence très importante entre Freud et Lacan. Lacan semble avoir pensé que ce serait vraiment trop bête de ne pas en profiter. Dans sa postérité la plus directe, quelque chose de ce genre perdure.
Il est beaucoup question, selon une autre formule de Lacan, de « ne pas céder sur son désir »...
A. G. : « Ne pas céder sur son désir », c'est très exactement la morale terroriste ! Les terroristes qui passent devant des tribunaux insultent les juges, affirment n'avoir pas de comptes à rendre. La morale lacanienne n'est pas très différente. On retrouve aussi dans cette attitude la nostalgie des années de la jeunesse révolutionnaire. Aujourd'hui, ces jeunes gens sont devenus grands-pères, mais ils conservent la même naïveté cynique, la même indifférence à l'égard du mensonge. L'essentiel, pour eux, est de parvenir à leurs fins.
Revenons à la réforme du domaine psy. Quelles mesures préconisez-vous ?
A. G. : Trois mesures s'imposent depuis longtemps et ne sont pas mises en oeuvre. Premièrement, il faut prévoir l'initiation des généralistes à la psychothérapie, car le plus souvent la première personne consultée, c'est le médecin. Sa formation doit comporter des éléments de base importants : savoir écouter, savoir entendre que derrière le sens manifeste de la demande il en existe un autre, qu'il faut détecter et orienter. En deuxième lieu, il faut prévoir la formation psychothérapeutique du psychiatre, qui est supposée aller de soi mais qui n'est pas faite. Etant donné la mainmise de la science américaine, cognitiviste et comportementaliste, sur la psychiatrie, un rééquilibrage est à envisager pour que le psychiatre cesse de n'être qu'un prescripteur de pilules et de rééducations. Troisièmement, il faut concevoir la formation clinique des psychologues. S'ils veulent s'orienter vers ce type d'activité, il faut leur donner le moyen d'avoir une véritable pratique. Il faut enfin prévoir d'examiner les formations de ceux qui n'appartiennent à aucune des catégories précédentes et souhaitent s'initier à la psychothérapie. Je ne pense pas du tout que la psychothérapie soit une spécialité médicale, ni qu'elle doive être contrôlée par des médecins. Je reste ouvert à ce que des gens qui ne sont ni psychiatres ni psychologues puissent la pratiquer, à condition qu'ils y soient formés. Ces mesures seraient plus utiles que les protestations indignées d'intellectuels indéniablement estimables mais qui n'ont aucune qualité pour se prononcer sur les psychothérapies !
La campagne médiatique et politique menée contre cette réforme vous paraît donc surfaite ?
A. G. : Plus que surfaite, ridicule et malhonnête ! Ridicule par ses professions de foi, ses cris à la tentative d'assassinat et, ce qui était vraiment le comble, l'appel à la désobéissance civile ! Ce sont des rodomontades, et le temps en fera justice. Ce qui est malhonnête, c'est de rassembler les signatures de personnalités estimables, mais qui n'y connaissent rien, pour dire : « Vous voyez, si tous ces gens qui sont indéniablement très bien sont de mon côté, c'est que j'ai raison. » En réalité, il y a un refus d'aller au charbon, de chercher réellement de quoi sont faites les psychothérapies : qui en demande ? qui offre quoi ? quelles sont les connaissances sur le psychisme dont il faut être familier pour y répondre ? Ces questions n'ont pas été posées. A la place, on a assisté à un véritable bouclage de la presse, qui s'est fait l'écho de tout ce qui venait du côté de Jacques-Alain Miller, alors que peu de rectifications ou de points de vue contraires étaient publiés. J'ai malgré tout confiance dans cette phrase de Freud : « La voix de l'intellect est basse, mais elle ne se tait qu'on ne l'ait entendue. »
Pour approfondir la question, on se reportera à l'un des derniers ouvrages d'André Green, « Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine » (PUF, 400 p., 24 euro). D'autre part, sous le titre « La lettre et la mort », un ouvrage d'entretiens d'André Green avec Dominique Eddé sur la littérature (Proust, Shakespeare, Conrad, Borges) vient de paraître chez Denoël (190 pages, 19 euro).
© le point 08/04/04 - N°1647 - Page 97 - 1969 mots