Œdipe : la discussion récente autour de l'amendement Accoyer ainsi que la publication du rapport de l'Inserm sur l'efficacité comparée des psychothérapies a mis en lumière la question de la validité scientifique de la psychanalyse, de la qualification de ceux qui la pratiquent et de l'efficience de ses résultats. Pour devenir psychanalyste il faut avoir fait une psychanalyse et avoir suivi divers enseignements théoriques. Pour une part, cet enseignement est assuré par les associations de psychanalystes.
Pour ouvrir cet entretien nous aimerions que tu définisses la place que tu penses être celle que doit occuper l'enseignement de la psychanalyse à l'Université ?
Roland Gori : Freud répond directement à cette question dans un texte de 1919 intitulé “Peut-on enseigner la psychanalyse à l'Université ? ”. Il y soutient deux choses :
- en se plaçant du point de vue de la psychanalyse, ce n'est que du fait de l'absence d'enseignement à l'Université qu'il est nécessaire que les associations psychanalytiques y suppléent et qu'en somme si la psychanalyse était enseignée à l'Université, il n'y aurait plus besoin que les associations psychanalytiques assument cette tâche. Le fait que l'existence sociale des Associations psychanalytiques privées soit conditionnée par leur exclusion de l'Université s'avère lourd de conséquences, jusques et y compris actuellement.
- en se plaçant cette fois du point de vue de l'Université, Freud affirme que celle-ci est concernée par l'enseignement de la psychanalyse et pourrait bénéficier de ses acquis dans la “formation des médecins et des savants”. Ainsi il propose un cours élémentaire destiné à tous les étudiants en médecine et un cours spécialisé pour les étudiants de psychiatrie sans oublier l'intérêt que les autres disciplines, littéraires, historiques, philosophiques et artistiques, pourraient trouver dans l'enseignement. On notera dès à présent que Freud conclut le texte de 1919 en précisant que, par l'enseignement universitaire, l'étudiant “n'apprendra jamais la psychanalyse proprement dite”, mais qu' “ il sera bien suffisant qu'il apprenne quelque chose sur la psychanalyse et quelque chose venant de la psychanalyse”. Autrement dit, la psychanalyse n'est pas une lutte contre l'ignorance mais bien plutôt un travail avec la résistance. Un enseignement de la psychanalyse à l'Université se différencie des enseignements sur la psychanalyse que pourrait faire un philosophe ou un psychologue. L'analyste qui enseigne à l'Université sait mieux qu'un autre que son discours le place par rapport à son auditoire en position d'analysant ; que son discours inclut sa position d'énonciation. Ainsi a-t-il quelque chance de poursuivre sa propre analyse en témoignant des effets de sa pratique analytique sur ce qu'il dit de la théorie, de la métapsychologie à l'adresse d'un Autre corporéifié par ses étudiants-praticiens.
Oedipe : Comment, historiquement, la psychanalyse s'est-elle fait sa place à l'Université ?
Roland Gori : dans un premier temps, elle a eu pour but de constituer une alternative à la psychologie expérimentale et ainsi de constituer le deuxième pôle, le pôle clinique de la psychologie. Cette unité de la psychologie a toujours été problématique. Dans un texte fondateur Lagache (1949) défend explicitement l'unité de la psychologie, alors que tout son discours démontre en fait le contraire : la biodiversité des “sciences psychologiques”.
À la fin des années 60, selon la juste expression de J.L. Beauvois, il y a eu une sorte de contrat tacite entre la “nomenclatura” de la psychologie et les cliniciens de la psychologie dont les psychanalystes. Ce contrat peut s'énoncer de la manière suivante : “nous vous couvrons de notre autorité scientifique du fait de nos connexions avec les sciences de la vie, et vous, vous nous apportez la masse des étudiants”. En effet, les étudiants qui entrent à l'Université en psychologie le font massivement sur la base d'interrogations qui les concernent, qui concernent leur problématique personnelle dont ils pensent pouvoir trouver un éclairage dans l'enseignement qu'ils espèrent de l'Université. Illusion déçue à renouveler…
Jusqu'aux années soixante-dix, “la psychanalyse, au service de la psychologie” (Didier Anzieu) va fournir aux psychologues cliniciens un modèle théorique et pratique et une légitimité épistémologique qui leur permet de ne pas dépendre des références comportementales, biologiques et médicales. Pendant un certain temps, spontanément les psychologues cliniciens se forment sur les divans et à l'Université, et deviennent pour la grande majorité d'entre eux psychanalystes ou psychothérapeutes.
La création de l'UER de Censier (Paris VII) a constitué un moment important dans la validation sociale et universitaire du concept de psychologue clinicien et de sa formation spécifique. Ce département a pu bénéficier d'un volume important d'heures complémentaires qui lui a permis l'embauche de psychanalystes et de psychologues cliniciens comme chargés de cours. Le signifiant “psychologie clinique” s'est alors défini comme une pratique référée à la psychanalyse sans pour autant que ces psychologues cliniciens ne deviennent tous psychanalystes.
Au même moment, la création à Vincennes d'un département de psychanalyse permet que s'y tienne un enseignement théorique sous l'égide de Lacan ; mais progressivement ce département finit par accueillir des étudiants de psychologie tout en tenant un discours qui disqualifie la psychologie. C'est un discours qui oscille entre la philosophie et la psychanalyse.
Œdipe : Précisément au sujet de Vincennes, l'enseignement de la psychanalyse s'est fait non dans le cadre de la formation professionnelle des psychologues cliniciens mais au sein du département de philosophie. Le titre qui y est délivré de Docteur en psychanalyse n'engendre-t-il pas une certaine confusion dans le public ?
Roland Gori : Vous posez là une question importante sur la différence entre ce qui se passe à Paris VIII dans un département de philosophie et la formation qui est proposée dans les UFR de psychologie. Paris VIII n'a aucune vocation à délivrer des titres professionnels, ce qui n'est pas le cas évidemment des UFR de psychologie. Quant au diplôme de Docteur, qui fait référence en France au titre de Docteur en médecine, dans la plus parfaite ambiguïté il ne concerne pas que Paris VIII. Les médecins ont eu souvent tendance à défendre avec pugnacité leurs prérogatives et leurs monopoles. On a assisté de leur part à cette stupéfiante audace de vouloir confisquer les titres de Docteur ou de Professeur alors même que dans les disciplines médicales la thèse de Doctorat ne procède pas des mêmes exigences que dans les autres disciplines et que les charges d'enseignement des Professeurs de médecine ne relèvent pas des mêmes exigences qu'ailleurs… mais c'est un autre problème.
Œdipe : Revenons à l'histoire et à cette période qui s'ouvre en 1985.
Roland Gori : Oui, la question s'est posée à cette époque là de quitter ou non la psychologie, étant donné que la demande étudiante et sociale s'adressait à nous. Sans doute avons-nous manqué là une occasion importante, une opportunité sociale visant à imposer une structure plus fédérative aux “sciences psychologiques”. Il serait tout de même souhaitable que chaque dialecte des sciences psychologiques puisse définir ses critères spécifiques quant à l'évaluation de sa production scientifique ou de ses effets thérapeutiques. Puis a contrario de la décennie précédente nous avons assisté dès le début des années 90 à une “normalisation”, à une uniformisation toujours davantage conformiste des critères universitaires d'évaluation des formations universitaires “mimant” de manière grotesque et ubuesque les critères en vigueur dans les sciences de la vie. Une telle normalisation n'a pu se faire qu'aux dépens de la production intellectuelle des “œuvres” (au sens d'Hanna Arendt) et de la spécificité de la clinique psychanalytiques. Nous avons assisté à partir de cette date à une restructuration générale de l'Université. Les enseignants n'étaient plus habilités individuellement à diriger une recherche, les laboratoires prenant leur place. A cette occasion, nous avons assisté à une prise de pouvoir des néo-kraepeliniens dans la formation des praticiens et à une reprise en main politique des institutions de la psychologie clinique par la “nomenclatura” et la psychologie cognitiviste ou affiliée.
Œdipe : Sans doute est-il nécessaire de faire un détour par les Etats-Unis pour comprendre cette évolution qui commence avec la naissance du DSM III. Il faut rappeler qu'il s'agit là d'une classification internationale qui est devenue progressivement incontournable.
Roland Gori : Cette prise de pouvoir par les tenants du DSM III a été le résultat d'une sorte de putsch fomenté par une petite équipe de psychiatres américains originaires des universités de Saint-Louis et New York, menés par Spitzer. À partir de son adoption, la psychiatrie a perdu sa qualification psychopathologique, elle s'est “dé-psychologisée” et “statistisée”. Aujourd'hui, les tenants de cette approche sont au pouvoir non seulement en psychiatrie mais aussi à l'Université en psychologie. L'objectif affiché du DSM III était d'améliorer la validité et la fiabilité des recherches en psychiatrie. Malheureusement, si l'on a bien amélioré, du moins à première vue, la fiabilité, ce fut au détriment de la validité. Bien entendu, davantage on formalise les résultats, plus on augmente leur fiabilité, mais à quoi sert d'avoir une concordance entre les résultats de diagnostics psychiatriques obtenus par différents praticiens si ce que l'on formalise n'a plus de valeur ? C'est sur cette base que l'on peut caractériser et contester le rapport produit récemment par l'Inserm.
Le but est de réaliser deux objectifs : ramener la psychiatrie à une spécialité médicale comme une autre, et ce faisant ramener les troubles mentaux à une maladie comme une autre. Cette manière de procéder doit conduire à proposer un traitement pharmacologique comme cela se déroule en médecine. Il faut bien comprendre qu'il y a là une logique qui se déroule en plusieurs temps et que si l'on en accepte les prémisses, alors on est conduit à en accepter également les conclusions. Sous couvert de scientificité, d'internationalisation des résultats, de rationalité, on recule chaque fois davantage le moment de confronter ces résultats, supposés être incontestables, à la clinique. En réalité, c'est bel et bien à l'acte de décès de la clinique que nous assistons.
C'est la démarche suivie par le rapport Inserm, qui commence en disant : “on ne peut pas évaluer, mais on évalue quand même ” ! Les résultats sont publiés et d'ores et déjà on constate au niveau des Universités que nous recevons des lettres de ces soi-disant “experts” qui nous invitent à tenir compte de ces “résultats” dans nos futurs recrutements d'enseignants. Le problème disparaît en tant que problème, il devient un postulat… Les études de terrain qui devaient, au départ, valider les expériences des DSM III, IIIR et IV, n'ont été ni nombreuses, ni probantes. En somme, on assiste à l'acte de décès de la clinique par rapport à la recherche, remettant toujours à plus tard la validation du bien-fondé de cette démarche pour la clinique. On assiste à une démarche politique et non scientifique.
Comme l'ont montré certains auteurs comme Edoaurd Zarifian et Philippe Pignarre, il s'agit de vendre des molécules et pour cela il faut des “témoins fiables” au sein de “populations homogènes”. Le problème, c'est qu'on ne dispose pas de témoins fiables biologiques dans notre discipline. Il faut donc avoir recours à ces méthodes schématiques que sont les classifications dites “internationales” dont le principal intérêt est de rendre des services dans l'évaluation des médicaments. Le DSM rend donc des services à l'industrie pharmaceutique : non seulement, c'est un outil permettant l'expertise des comportements, mais de façon très simplifiée (ceci fut reconnu par le président de l'APA, Hartman, en 1991).
Les DSM ont simplifié le problème de la psychiatrie et lui ont fait perdre son intérêt pour la singularité. Mais ça marche très bien pour les produits pharmaceutiques… On a fait la promotion idéologique, politique et épistémologique d'un outil qui était simplement un outil de recherche de laboratoire, tant du point de vue de la psychologie et de la psychiatrie, que du point de vue de l'industrie pharmaceutique. Ce processus est à l'œuvre depuis trente ans aux Etats-Unis. La publication du rapport Inserm démontre que son offensive a maintenant atteint sa maturité en France.
Ce rapport reprend exactement la même structure de discours que le DSM : il faut insister là-dessus ! On croit que les classifications psychiatriques internationales, on croit que les TCC, on croit que la psychopathologie cognitive, on croit que la psychologie clinique idéologiquement modifiée, etc. sont plus scientifiques… Ce n'est pas plus scientifique ! Ce sont des pratiques sociales et politiques qui ont le vent en poupe et qui exploitent sans vergogne la culture “poujadiste” de notre temps, conséquence d'un désarroi et d'un désespoir politiques profonds !
Il faut ajouter que ce processus de pseudo-évaluation s'articule également avec la question des remboursements des traitements psychothérapeutiques, leur prise en charge pouvant alors s'appuyer sur une rationalisation économique et pseudoscientifique des choix “thérapeutiques”.
Encore une fois, il s'agit d'un processus politique : les psychanalystes n'ont pas su s'appuyer suffisamment sur les mouvements sociaux pour défendre leur position et dénoncer ces méthodes thérapeutiques pour les chats et les rats. Encore que… et aux dires même de Winnicott dans une lettre de Juin 1969 au rédacteur de Child care News, on ne voit pas pourquoi on continuerait à appliquer à ces pauvres bêtes la “thérapie comportementale” que le rapport Inserm voudrait étendre aux humains “Personnellement, je considérerais que la Thérapie Comportementale est une insulte même pour les grands singes, et même pour les chats. […] Il est clair que je suis en train de m'exercer à faire marcher un conditionneur : je veux tuer la Thérapie Comportementale par le ridicule. Sa naïveté devrait faire l'affaire. Sinon, il faudra la guerre, et la guerre sera politique, comme entre une dictature et la démocratie.” (D. W. Winnicott).
L'heure est grave et il n'est plus maintenant question de finasser. Au nom de la Science ces soi-disant experts vous expliquent que “le criminel ressemblait déjà à son crime avant même de l'avoir commis” (M. Foucault) et que les experts des comportements déviants vont dépister la déviance dès l'école maternelle, “ficher” psychologiquement, génétiquement, socialement les porteurs de risques et les soigner dès l'enfance par les psychotropes et les TCC. Nul doute que comme toute “prophétie auto-réalisatrice” cette psychologie de Préfecture produira les effets qu'elle était censée produire…
Que disait Canguilhem déjà en 1951 ? Quand on sort de la Sorbonne (Chaire de Psychologie) par la rue Saint-Jacques on a le choix soit de monter, soit de descendre, si on monte on va sur le Panthéon mais si on descend on tombe nécessairement sur la Préfecture !
Il nous faut donc porter ce débat sur l'Agora, sur la Place Publique car il est tout autant politique qu'épistémologique.
Revenons au DSM III (1980) et sa préparation rhétorique initiée dès 1973 par Spitzer et ses troupes. On pourrait dire finalement que le DSM est à la science ce que le Canada Dry est à l'alcool : ça en a le goût, l'apparence, les chiffres et les mots, mais ça n'est pas de la science. Prenons l'affaire bien connue des homosexuels : la question s'est posée pour le DSM III de savoir s'il fallait y maintenir l'homosexualité comme un trouble du comportement sexuel. Bien sûr, ça a fait du bruit ! Les psychanalystes qui défendaient la conception psychodynamique de la psychiatrie se sont montrés particulièrement inaptes à régler ce problème, comme en France sur d'autres questions sociales. Ils n'ont pas pris la mesure des mutations sociales et culturelles, ils n'ont pas pris le train en marche. Alors que Spitzer et sa “bande” ont tout à fait pigé le parti qu'ils pourraient tirer de l'affaire pour discréditer la psychanalyse et favoriser leur entreprise de refonte du DSM III. Spitzer a d'ailleurs en partie acquis sa notoriété à l'APA par sa capacité à gérer ce conflit tournant autour de l'homosexualité. C'est cette même “bande de Jeunes Turcs” (dixit Kirk et Kutchins, deux critiques américains de l'évolution de la psychiatrie américaine) qui s'est donné comme seul cri de ralliement : “la science ! ”, un seul point d'accord en ce qui concerne ce qui doit être dénigré, “la politique et la culture”. Or pour défendre la science tout autant que le politique et la culture il faut combattre la propagande “scientiste” des DSM et autres TCC.
Œdipe : Avec le DSM IV, ce qui rentre par la porte ressort par la fenêtre : de nouvelles entités cliniques sont créées, du genre “syndrome post-traumatique”, etc. Est-ce que cette classification ne tend pas à susciter l'émergence de nouveaux syndromes qui justement lui échappent ?
Roland Gori : S'il y a des rajouts successifs du DSM à sa structure d'ensemble, a contrario d'autres classifications concurrentes de celle des néo-kraepeliniens, c'est qu'elle n'a justement aucun souci de cohérence. Il s'agit simplement d'un relevé topologique de ce qui n'était pas rentré dans la classification précédente et qu'on va rajouter, de la façon la moins rigoureuse qui soit pour pouvoir l'immuniser des épreuves de validation clinique. Toute cette démarche est basée d'une part sur le regroupement de “données empiriques” ; d'autre part sur un système de recherche de consensus qui soit acceptable par un “méli-mélo” de comités d'experts et d'associations d'usagers, de procureurs et de compagnies d'assurance… Cela dit, on a commencé à se rendre compte des dangers de cette démarche, et certains ont appelé à s'en détacher tant que faire se peut. Il reste des “poches de résistance”, en Amérique latine et en Europe par exemple. Il conviendrait de reprendre l'ensemble des questions afférentes aux classifications internationales de la souffrance psychique à partir du DSM II pour autant que la question du diagnostic puisse devoir être prise en considération.
Œdipe : Tu viens de montrer l'évolution de ces dernières années au niveau mondial pour la psychiatrie et la psychologie. Aujourd'hui, le résultat est qu'il n'y a plus qu'une seule psychiatrie. Comment cela s'est-il mis en place concrètement en France ?
Roland Roland Gori : À partir de 1992, à l'initiative d'experts telle Odile Bourguignon, figure emblématique du censeur de cette sinistre époque, une politique de mise en place de laboratoires structurés “à l'américaine” va être élaborée dans un but de normalisation dont les principaux effets consistent à promouvoir une “psychologie clinique intégrative” qui s'inscrit dans un “éclectisme” des plus douteux accouplant la psychanalyse, l'hypnose, la neurobiologie des comportements, l'analyse formelle des discours, les techniques d'enquêtes sociales, la psychométrie, etc. Bref des “monstres” qui sont comme autant de “chimères”… Dans ce cadre, la psychologie clinique subit une transformation radicale. Paradoxalement, elle devient une psychologie clinique sans clinicien car on recrute des enseignants n'ayant pas d'expérience clinique ni de pratique du diagnostic ou du soin. À partir de là, on commence même à recruter des professeurs qui ne sont pas praticiens, qui seront des spécialistes de tabacologie ou d'analyse de discours des schizophrènes, mais sans qu'ils aient eux-mêmes une expérience approfondie de la psychanalyse ou de la psychopathologie, ou des pratiques de soin. On voit parallèlement arriver en masse — ce que montre de façon obscène ce rapport Inserm qui est une véritable escroquerie —, une psychologie cognitive clinique, une neuropsychologie clinique, une neurozoologie des comportements avec ces TCC qui revendiquent l'appartenance à la clinique et à la psychopathologie et qui sont des insultes pour les primates eux-mêmes… Devant cette offensive concertée, les analystes ont enfin compris qu'il leur était indispensable de se regrouper sous peine de disparaître. Sous l'autorité de Pierre Fédida, qui était membre de l'IPA via l'APF, et avec l'appui d'un certain nombre de collègues psychanalystes dont certains lacaniens, nous avons créé le Siuerpp en 2000 : un collège de réflexion sur l'enseignement de la psychanalyse et de la psychopathologie, où sont venus nous rejoindre des universitaires d'appartenances associatives psychanalytiques multiples.
Œdipe : Dans le cadre du conflit qui a vu des positions extrêmes s'opposer à l'occasion de l'amendement Accoyer/Mattéi, l'unité du Siuerpp ne s'est-elle pas trouvée menacée par les positions de chacun, à la fois enseignant et psychanalyste, donc concerné par les positions d'association?
Roland Gori : Notre position s'est élaborée peu à peu. Elle s'appuie d'abord, d'un point de vue exotérique, sur le combat que nous devons mener ensemble contre l'expertise systématique et la culture de l'uniformisation et du conformisme qui relève d'un discours totalitaire et hygiéniste – ce qu'un professeur de médecine comme Skrabanek appelait “le totalitarisme rampant”. Je fais partie de ceux au sein du Siuerpp qui prennent fait et cause pour ce combat : quand je cite Hanna Arendt ou Michel. Foucault, c'est pour rappeler à quel point ces références me semblent incontournables dans le contexte actuel.
D'un point de vue ésotérique, où la psychanalyse et le champ universitaire sont concernés, il est laissé à chacun la liberté, bien entendu, d'être solidaire avec sa société ou son association d'appartenance. Nous souhaitons qu'il soit possible dans cet espace commun de débat de “réfléchir par l'action” aux enjeux politiques actuels : c'est pour cette raison que nous allons partout où nous sommes invités et nous expliquons à chacun nos positions et nous exprimons un certain nombre de pré-requis spécifiquement universitaires concernant la formation des psychologues. Nous demandons, puisqu'on nous réclame une sécurisation des “usagers” et des “consommateurs”, que l'on enseigne davantage la psychopathologie tant en psychologie qu'en psychiatrie : en l'état actuel des choses, la clinique psychopathologique n'est plus, ou presque plus, enseignée en psychiatrie et elle le sera de moins en moins en psychologie si on ne réagit pas. Nous demandons que soient développées les formations ancrées dans la clinique psychopathologique.
Par ailleurs, l'amendement Mattéi qui a modifié sensiblement l'amendement Accoyer laisse trop de place aux décrets et crée sans précaution deux titres protégés par le Ministère de la Santé. Nous avons réclamé le retrait de l'Amendement Accoyer et l'établissement d'un état des lieux, préalable à toute démarche législative, des modalités et de lieux d'expression de la souffrance psychique et sociale en France, des dispositifs aptes ou inaptes à la traiter.
Œdipe : Il n'en reste pas moins qu'on a vu surgir récemment des tensions de plus en plus violentes entre membres des différents groupes analytiques. Dans quelle mesure le Siuerpp peut-il se contenter de soutenir que “chacun est libre de soutenir son appartenance à son groupe” ? Les enseignants vont là où on les invite, dis-tu, néanmoins, le groupe de contact a laissé très peu la parole à ceux qui pouvaient contredire ses positions…
Roland Gori : Malgré les analyses divergentes, chacun est bien conscient au sein du Siuerpp que toute désolidarisation du collectif conduirait inévitablement au pire. Si nous ne restions pas unis, nous disparaîtrions ! L'avantage de cet amendement, c'est que cela a ouvert un véritable débat intellectuel, et que cela a amené les psychanalystes sur l'espace public, ce qui n'avait pas été le cas depuis longtemps. L'amendement Accoyer a permis une mobilisation sans précédent, de cela nous pouvons nous réjouir. Le Siuerpp a quant à lui à défendre une chose qui rassemble tous ses membres : la défense de la psychopathologie à l'Université en référence à la psychanalyse [i].
L'argument de ceux qui sont favorables à la réforme actuelle est le suivant : comment peut-on soigner sans diplôme ? Mattéi, Giraud, Accoyer, font tous référence au titre de psychologue ou de médecin, certes, mais sans se rendre compte que ces titres en l'état ne garantissent rien au niveau de la pratique de la psychothérapie. Face à cela, la spécificité de la psychologie clinique doit être défendue. Et au niveau de la psychiatrie, c'est pareil. La psychopathologie doit retrouver une voix : le rapport Cléry-Melin, Allilaire-Pichot, et celui de l'Inserm, cela va ensemble, c'est-à-dire dans le sens d'un effacement de la psychopathologie clinique au profit d'une médicalisation sécuritaire de la déviance.
Le Siuerpp constitue la seule instance apte à représenter les universitaires de psychopathologie enseignant en psychologie face aux Pouvoirs Publics. Je le répète : il faut développer les formations théoriques, cliniques et pratiques en psychopathologie et arrêter de dégrader la formation des psychologues cliniciens en la diluant dans une “formation généraliste” de psychologie (placée sous la bannière de la Santé) au plus petit dénominateur d'(in)compétences (un peu de DSM, un zeste de cognitivisme, une poignée de psychanalyse et quelques syllabes de psychologie sociale…).
Œdipe : Alors, sur ce point, tu rejoins les positions de Christian Vasseur, dont le discours se présente aussi comme une défense et illustration de la psychopathologie en psychiatrie ?
Roland Gori : Justement, il y a effectivement des points d'accord à prélever avec les différents partenaires. Avec Vasseur, je suis d'accord sur la nécessité d'une expérience de la clinique psychopathologique. Mais je ne dis pas forcément que les autres doivent être interdits de toute pratique. C'est d'ailleurs ce qui avait été mal compris dans mon interview du 12 décembre dans Le Monde : je disais, puisque l'Etat se préoccupe de la formation des gens qui soignent, alors créons des formations cliniques à l'Université en partenariat avec les hôpitaux, les UFR de psychologie et de psychiatrie et les sociétés psychanalytiques. Créons des dispositifs expérimentaux, comme cela existe en Belgique ou en Italie ; plutôt que d'interdire, formons ! Transmettons un peu de vérité psychanalytique… Dans l'état actuel des choses, cela me paraît hâtif et précipité de légiférer, de produire un encadrement législatif des psychothérapies. Il vaut mieux créer des dispositifs de transmission plutôt que d'essayer d'attraper une “nébuleuse” avec un filet à papillons…
Œdipe : Alors, la validation de la pratique pourrait se faire dans le cadre de critères universitaires ?
Roland Gori : Non, cette validation dépendrait étroitement de ces partenariats, et non de la seule instance universitaire. J'ai proposé un projet il y a plus d'un an à Marseille, qui a circulé sur le site Œdipe, d'école expérimentale de formation des praticiens du soin psychique. La souffrance psychique et sa prise en charge devraient rester au premier plan sans devoir être médicalisée ou psychiatrisée. Cela participe de la généalogie de l'humain…
Œdipe : Pour ce qui est du caractère hâtif de la réforme sur le statut des psychothérapeutes, il semble difficile aujourd'hui de croire qu'il pourrait ne rien se passer de ce côté-là…
Roland Gori : Cet amendement ne me convient pas, parce qu'il crée un statut des psychothérapeutes, Enfin, en réalité, il crée une protection de deux titres : le titre de psychothérapeute et le titre de psychanalyste inscrit sur les annuaires des écoles. On n'en demandait pas tant au ministre… Au départ, il s'agissait seulement de l'encadrement des pratiques psychothérapiques. Et on peut se demander maintenant ce qui sortira des décrets d'application de l'amendement Mattei-Giraud.
Quant à l'amendement Gouteyron, il est sidérant en tant que solution au problème politique posé par l'hygiénisme ! JAM avait fait une analyse politique remarquable, que je partage, quant à la crise culturelle et de civilisation que nous traversons dans nos sociétés post-modernes inclinant vers un déficit politique au profit de la socialisation et de la marchandisation de l'humain. J'espérais donc que nous allions poursuivre cette déconstruction d'un espace sanitaire saturé par l'épidémiologie de la santé publique, par des œuvres et des actes pour reprendre les concepts d'Hanna Arendt. Or quel est le dénouement de l'intrigue qui nous est proposé par l'Amendement Gouteyron : tout bonnement une solution sociale au sens d'Hanna Arendt, une gestion boutiquière de la crise. Le dénouement proposé consiste à créer un syndicat de copropriétaires du soin psychique ! ! Donc cela ne me va pas non plus.
Alors ? Alors, nous avons raté le front uni des psychanalystes sur l'amendement Accoyer et il convient de ne pas le rater sur le rapport Inserm ! Avec l'Amendement Accoyer et le rapport Cléry-Melin, il y avait un cheval de bataille qu'on a transformé en canasson… Ne repétons pas la même erreur avec le rapport de l'Inserm – il y a là un coup d'esbroufe à la scientificité qu'on peut dégonfler. “L'homme comportemental” dénoncé par Elisabeth Roudinesco ne passera pas ! Continuons le débat…
Source : site Oedipe.fr