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Porte ouverte à la psychanalyse dans le champ de la misère, là ou elle se trouve, dans nos rues, dans nos prisons, par Jacques Essekeri


Rédigé le Jeudi 8 Avril 2010 à 12:42 | Lu 1209 commentaire(s)



LEMONDE.FR | 06.04.10 | 13h58

Ma préoccupation : la souffrance psychique des gens de la rue rejoint celle exprimée par Martin Hirsch dans Le Monde du 3 décembre 2008. Martin Hirsch était alors haut commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté. Je le cite : "La première orientation est de mieux prendre en compte la diversité des situations et de mieux les qualifier. Combien parmi les sans-abri seraient tirés d'affaire s'ils avaient un accès direct au logement ? Quelle est la proportion d'entre eux pour laquelle la souffrance psychique est le problème principal qui l'emporte sur tout le reste ?"

Certes, je rejoins Martin Hirsch. Si pour certains le problème principal est la souffrance psychique, sa prise en charge devient une nécessité. Elle est indispensable pour les grands blessés, ces rescapés de la misère, parce qu'ils marchent, même si parfois ils vacillent. Ces rescapés de la misère, ils errent dans nos rues ou ils sont les hôtes de nos prisons. Pour certains d'entre eux leur premier hôtel, le ventre de leur mère, était déjà un taudis. Leur mère était elle-même une héritière de la misère.

Comme la fortune, l'infortune se transmet. Certes, elle n'est pas imposable… Ainsi certains héritent du divan. Parfois même ils s'y éternisent. Peut-être cultivent-ils leur égocentrisme ? Ils en ont les moyens. D'autres héritent d'un carton. Parfois ils y restent faute de moyens. Sur le divan, l'on peut revivre et se relever. Sur le carton, l'on peut ne jamais se relever. L'on peut même y mourir.

Ainsi, pendant une trentaine d'années, de 1956 à 1985, dans un institut médico-pédagogique, dans la rue et enfin dans les services de l'aide à l'enfance à la direction de l'action sanitaire et sociale (Ddass), j'ai côtoyé les héritiers de l'infortune. Ces trente années de travail m'ont confronté aux limites de l'action éducative. Curieusement, les acteurs des Ddass ne se préoccupent guère de la souffrance psychique. Peut-être que cette préoccupation de la souffrance psychique ne serait pas sanitaire. Dans ces conditions, l'éducation dite "spécialisée" a, en priorité, pour projet l'insertion sociale.

Imaginez un éducateur sur un terrain de football. Un des participants au jeu ne passe jamais le ballon. Il le garde pour lui. L'éducateur va tenter de transmettre à ce joueur – qui en fait ne joue pas – les règles du jeu pour l'amener à s'intégrer au groupe. Le projet étant de le socialiser. Si le message de l'éducateur est reçu, il n'y a plus de problème, le jeu suit son cours. S'il n'est pas reçu, que peut faire l'éducateur ? Exclure le joueur, c'est un échec. Le forcer à jouer, l'éducateur devient alors dictateur, c'est encore un échec. L'éducateur peut tenter d'entendre le message de ce joueur et de le décrypter. Difficile pour l'éducateur.

Néanmoins, il peut repérer la souffrance de ce joueur et demander la collaboration du psychothérapeute, dont la mission est justement d'aborder la souffrance psychique. Il est possible que ce joueur revienne de lui-même sur le terrain. C'est alors une réussite.

Un autre exemple. Huit années de bénévolat dans un accueil Emmaüs furent révélatrices. Une jeune femme de la rue accompagnée de son ami dormait dehors avec celui-ci alors qu'il avait une chambre. Cette femme ne pouvait franchir la porte du lieu d'accueil. Aussi, elle ne pouvait bénéficier du petit déjeuner et de l'accueil des travailleurs sociaux et des éducateurs. Alors que faire ? La forcer, pas question ; l'encourager, pas efficace.

Reste donc la solution d'aller vers elle. C'est inhabituel pour un psychothérapeute. Peu importe. Chemin faisant, la découverte fut : "A ma naissance, j'étais dans une couveuse", me confia la jeune femme. Une couveuse, c'est relativement dangereux, on peut y mourir. Après un temps assez long, cette femme a passé la porte d'entrée du centre d'accueil tout en restant proche de la sortie. Puis, un jour, elle est enfin entrée dans le lieu d'accueil. Elle n'avait plus peur de l'intérieur. Pour cela, il a fallu aborder en priorité la peur, la souffrance. Ces huit années dans le cadre de cet accueil Emmaüs ont été révélatrices.

Premièrement : la psychothérapie avec les exclus, les gens de la rue, c'est possible. Il suffit de se défaire d'une orthodoxie parfois trop rigoureuse et limitative.

Deuxièmement : la résistance à la psychanalyse du secteur social est patente. En effet, mon activité a été brutalement arrêtée à la suite d'un conflit aigu avec l'un des acteurs sociaux. Cette exclusion met bien en évidence la problématique relationnelle entre psychanalystes et travailleurs sociaux. Peut-être que le psychanalyste bouscule l'ordre établi. Peut-être que le psychanalyste est censé percevoir la partie cachée de l'institution, ou encore supposé entendre quelque chose de l'inconscient des travailleurs sociaux.

A ce niveau, je fais part d'une analyse d'une stagiaire de l'université préparant son DESS. Elle nous entretient d'une possible régression : "Les travailleurs sociaux participent inconsciemment à une régression des exclus qui fréquentent les lieux d'accueil gérés par les associations caritatives. Ils trouvent dans ce comportement un bénéfice secondaire : ils sont les bons parents indispensables que l'on ne pourra pas quitter, alors qu'ils devraient avoir pour projet de conduire à l'indépendance tous ceux qui sont accueillis dans les centres. Les bons parents savent que leurs enfants les quittent un jour."

Certes, le chômage participe à l'exclusion, mais il n'en est pas le seul responsable. Heureusement, tous les chômeurs ne sont pas dans la rue. J'ai connu l'époque du plein emploi. Nombreux sont les jeunes qui n'en ont jamais profité. J'ai quelques doutes sur la socialisation par le travail. Ce serait vouloir apprendre à faire du vélo à un cul-de-jatte.

Concernant l'époque du plein emploi, je citerai un exemple parmi tant d'autres : un garçon délinquant trouve un emploi dans une compagnie d'assurances. La direction de celle-ci lui propose une formation et lui procure un logement. Voilà un cadre "en béton". Tous les éléments semblent réunis pour que ce garçon s'intègre à la société. Les dernières fois que je l'ai rencontré, c'est aux assises et en tant que témoin à son mariage à la maison d'arrêt. Assez récemment, sa femme m'a téléphoné. Elle cherchait son mari pour demander le divorce. Ce garçon avait été admis à l'aide à l'enfance dès sa naissance alors que sa mère était incarcérée pour proxénétisme et avait été préalablement prostituée. C'était une héritière de la misère. Il y a de quoi se poser des questions. Quoi qu'il en soit, la souffrance psychique des gens de la rue n'est toujours pas prise en charge.

Mon projet est de rompre le silence, de réveiller les consciences des psychanalystes, qui ont pour compétence d'aborder la souffrance psychique. Ces exclus n'auraient-ils pas de souffrance psychique ? Seraient-ils vides d'inconscient ? Seraient-ils écervelés ? Ils sont si souvent dévisagés. Pourquoi pas bientôt décapités... Pour toutes ces raisons, je suis déterminé à rompre le silence et à tout tenter pour la réalisation de mon projet "Porte ouverte à la psychanalyse dans le champ de la misère, là où elle se trouve, dans nos rues, dans nos prisons".

Le silence tue.

Il est temps que les psychanalystes soient enfin invités dans les arcanes de la misère

Jacques Essekheri est psychologue, clinicien et psychanalyste

c/o Le Monde: Le Monde opinions




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