Extraits du Rapport rédigé par Roland Gori
à la demande de Jean-Marc Fabre,
Vice-président de l'Université d'Aix-Marseille I, chargé du Centre d'Aix - Printemps 2003
Mise à jour 7 novembre 2003
Préambule
Selon les prévisions des sphères des pouvoirs publics en charge de la santé, une pénurie des médecins qualifiés en psychiatrie est annoncée. En outre, nous savons que la formation de ces spécialistes, dans le champ aujourd'hui critique des psychothérapies par exemple, ne répond pas toujours aux demandes de prise en charge des souffrances ordinaires et existentielles pour lesquelles ils sont consultés.
La question a donc été posée de savoir si d'autres professionnels de la santé ne pourraient pas les suppléer dans certaines actions conduites auprès des patients et de leurs familles. Les psychologues, au premier rang desquels se situent “ les psychologues de santé ” [xxii] (circulaire Simone Veil, 1975, adressée à la Direction des Impôts), pourraient se voir transférer une partie de la compétence des psychiatres à condition d'adjoindre à leur formation initiale un complément de formation spécialisée. Ainsi promus “ supplétifs ” des psychiatres, “ officiers de santé mentale ” en quelque sorte, de tels psychologues pourraient assurer des “ soins psychiques ” aux souffrances ordinaires, voire prescrire des psychotropes sous contrôle médical. Une telle redistribution des rôles et fonctions dans les dispositifs des pratiques de la santé offrirait à ces psychologues une reconnaissance pouvant être inscrite dans le livre IV du Code de la Santé dont ils sont actuellement absents. Un tel dispositif consacrerait ce nouveau corps professionnel des psychologues spécialisés dans la liste des professions médicales définies par le livre IV du Code de la Santé dans une position analogue aux dentistes et aux sages-femmes. Une solide formation aux psychothérapies permettrait à ces psychologues de répondre au moins en partie aux préoccupations des services publics de devoir définir et garantir l'acte psychothérapique par “ une formation publique, théorique et pratique sanctionnée par un diplôme national ” (JO de l'Assemblée Nationale du 17 février 2003). Le remboursement des actes de ce nouveau corps de psychologues pourrait logiquement se déduire, tôt ou tard, de ces nouvelles dispositions dans le système des pratiques de santé.
Dans un secteur professionnel, celui de la psychologie, où le chômage et la précarité de l'emploi font des ravages sociaux considérables, la tentation est grande de répondre favorablement et sans délai à une telle proposition.
Il conviendrait cependant d'examiner préalablement la situation sociale et culturelle dont une telle proposition procède pour pouvoir la traiter par une logique de formation et de recherche à la pratique la plus à même de répondre aux demandes et aux besoins des usagers des services de santé en partenariat avec les autres praticiens des réseaux de soins.
Argument et problématique
Les effets du numerus clausus en médecine ont produit une pénurie de psychiatres nécessitant, comme dans d'autres spécialités médicales, un transfert des compétences praxéologiques dans le champ des pratiques de santé et la nécessité de redéfinir les prestations offertes par les professionnels et les acteurs des soins. Ce transfert des compétences praxéologiques en matière de santé s'avère d'autant plus urgent, nécessaire et critique que l'extension des prestations médicales et paramédicales, comme la dilatation de nouveaux besoins et de nouvelles demandes sociales conduisent à devoir innover dans la prise en charge des populations placées sous protection médicale du prénatal à la fin de la vie. Cette dilatation a été soulignée à plusieurs reprises tant par les philosophes et les sociologues de la santé (Canguilhem, Foucault, Gadamer, Fukuyama, Memmi, Iacub…) que par les médecins eux-mêmes (Skrabanek, Zarifian, Sicard…).
Dès lors que depuis 1946 la définition de la santé de l'OMS passe du “ silence des organes ” à une santé définie comme “ un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. ”, l'extension du domaine médical produit un changement de régime épistémologique et éthique considérable dans les pratiques et les idéologies de la santé. Ce changement de régime dans la politique des soins n'a d'ailleurs pas manqué de provoquer des résistances de la part des praticiens eux-mêmes et de leur instance ordinale. Cette irrésistible dilatation du médical a été particulièrement sensible au moment où les médecins se sont trouvé engagés dans de nouvelles pratiques sociales à l'extrême de leur champ de compétence, comme par exemple dans la vérification de la validité des demandes de contraception, d'IVG ou d'aide médicale à la procréation ou encore sur la question de l'euthanasie. Cet accroissement du “ magister ” médical dans le gouvernement des conduites par la vérification des “ conformités biographiques ” des demandes (D. Memmi) a suscité de nombreux débats dont les lois de bioéthique (1994) comme le code de déontologie médicale de 1995 portent encore la trace.
Cette constitution d'un “ bio-pouvoir ” (Michel Foucault) impliquant les disciplines médicales dans la gestion des populations redistribue les missions traditionnelles des praticiens essentiellement consacrées à la prise en charge des pathologies individuelles. Cette extension du domaine médical amplifie les effets de pénurie du numerus clausus. L'évidence des faits ne mérite pas qu'on les néglige.
Le développement de la médecine de santé publique, comme celui de l'épidémiologie, de la médecine préventive, ou encore celui de la médecine sociale (scolaire et du travail), s'avère inséparable de cette dilatation du magister médical invité à surveiller et à protéger les populations, la santé morale des groupes (lois anti-sectes) et l'hygiène des individus. On ne saurait comprendre la demande actuelle de devoir inventer de nouveaux dispositifs de prise en charge des soins psychiques par de nouveaux professionnels de santé autres que les psychiatres sans rappeler le paysage social, culturel et praxéologique dans lequel cette demande s'inscrit. Sauf à devoir bricoler une solution à court terme, inconsciente des effets qu'elle pourrait produire, la prise en compte de cette demande nécessite une mise en perspective.
En effet, l'extension des besoins et des demandes de santé a paradoxalement produit une “ démédicalisation ” des prestations et des services médicaux, du moins au sens traditionnel de ces termes. Et ce d'autant plus qu'en devenant technoscientifique, la médecine s'est éloignée de son site clinique au profit des sites technologiques, pharmaceutiques et industriels. Cet élargissement de la pratique médicale étirée entre son bord social et son bord technologique participe de la demande actuelle de redistribution des corps professionnels de santé.
Nul doute que la psychiatrie en tant que “ ventre mou ” de la médecine et des sciences du vivant allait simultanément assister à l'accroissement des demandes sociales et culturelles à l'adresse de ses praticiens (de la bébologie aux soins palliatifs, en passant par la psychiatrie sociale des conduites délictueuses sans oublier la dépression ordinaire, l'angoisse et la culpabilité générées par la prise en charge des maladies à pronostic péjoratif…, mais tout en conservant sa mission primordiale de devoir garantir la norme mentale et gérer la folie) et voir voler en éclats sa consistance épistémologique dès lors que son unité pratique ne cesse de se trouver menacée par son écartèlement entre les sciences du vivant (psychiatrie biologique) et les sciences humaines et sociales (psychothérapies diverses). Dans ce contexte-là les différentes réformes de l'internat comme celles des formations des psychiatres ont accru la nécessité d'un transfert de compétences praxéologiques vers de nouveaux corps professionnels de santé, au premier chef desquels figure à l'évidence celui des psychologues, et plus particulièrement, celui des psychologues “ cliniciens ”. Ce transfert s'impose d'autant plus que la promotion idéologique des classifications internationales (DSM, CM) dans les pratiques et les recherches psychiatriques conduit à favoriser un accouplement entre les nouveaux psychotropes et ce qu'ils représentent socialement (les lobbies pharmaceutiques et industriels) et les recherches dites objectives et scientifiques proposant des nomenclatures de comportements et un gouvernement des conduites (Zarifian, Memmi, Fukuyama, etc.). Dès lors, la question des psychothérapies et de leur législation perd la valeur d'enjeux corporatistes et critiques qu'elle avait acquise au cours des décennies précédentes. La question désormais est moins de savoir si la psychothérapie doit demeurer le monopole des médecins et des psychiatres, qui n'y sont pas formés, que de définir dans un champ protéiforme et fortement sensible socialement les critères de formation et de prestation protégeant le public et les usagers d'influences néfastes, peu scrupuleuses, voire intéressées et moralement dangereuses. N'oublions pas que la question récurrente des psychothérapies est venue récemment au devant de la scène avec la loi anti-secte.
Le psychiatre, à l'exception peut-être de certains pédopsychiatres, ayant désormais en majorité plus et mieux à faire qu'à consacrer son temps aux psychothérapies sans pour autant devoir y renoncer, on peut supposer qu'à court et moyen termes, l'acte psychothérapique (le soin psychique) se verra déléguer, au moins en partie, à d'autres professions de santé, soit en intégrant la dimension psychothérapique de l'acte médical des autres médecins (généralistes, dermatologues, oncologues, algologues, etc.) soit le plus probable majoritairement confiée à d'autres soignants au rang desquels figurent au premier chef les psychologues cliniciens.
Mais précisons que ce scénario suppose un certain nombre de remarques :
L'extension du domaine “ psychiatrique ”, au-delà des limites de la pathologie mentale, participe non seulement de la “ dilatation ” des demandes de santé, mais se déduit plus spécifiquement de nos pratiques culturelles et de l'organisation techno scientifique de la médecine et de la santé des civilisations occidentales. Dans la prochaine décennie en médecine — mais aussi dans d'autres secteurs des situations sociales extrêmes — les progrès techniques vont contraindre à la prise en considération de la souffrance psychique de la maladie et du soin. Le “ marché ” universitaire, praxéologique et médiatique est d'autant plus considérable que les psychiatres sont de moins en moins nombreux à occuper ce champ et de moins en moins formés à cette mission. L'obligation légale de prendre en compte les aspects psychologiques du patient à l'hôpital est récente, elle date de 1991. Cette loi — n° 91-748 du 31 juillet 1991 — portant réforme hospitalière oblige l'institution hospitalière dans son ensemble à prendre en compte les aspects psychologiques du patient : “ les établissements de santé publics et privés, assurent les examens de diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes en tenant compte des aspects psychologiques du patient. ” Dans le contexte de cette nouvelle mission hospitalière, le psychologue clinicien occupe une place originale par la prise en considération de la souffrance du malade, mais aussi de sa famille et des soignants. Dans cette écoute de “ la maladie du malade ” (Canguilhem), le psychologue assure de facto une fonction psychothérapeutique bien au-delà de la simple humanisation de la médecine scientifique, du “ supplément d'âme ” que peuvent apporter les soignants, les religieux ou les bénévoles. L'intervention du psychologue est souvent brève, liée à la durée de l'hospitalisation. Les demandes des services médicaux et chirurgicaux vont s'accroître d'autant plus que les protocoles de soin vont exiger des décisions éthiques à conséquences juridico-financières et humaines considérables. A moins de créer des postes de “ bio-éthiciens ”, cette mission incombera aux psychologues. A condition que pour un bon nombre d'entre eux la clinique ne soit pas seulement le terrain sur lequel se trouve prélevées des données (psychologie de la santé et psychologie clinique quantitative) mais le lieu d'un acte de soin. Cela suppose que soient totalement repensées non seulement la formation du psychologue, ses missions, ses fonctions mais aussi son insertion permanente dans des protocoles d'enseignement et de recherches. Il faut mettre un terme à l'isolement du psychologue, il faut favoriser les regroupements et inciter à une véritable recherche-action-enseignement en lien avec les équipes universitaires. Peut-être faudrait-il penser à un statut hospitalo-universitaire de certains enseignants-chercheurs de psychologie ? Ce qui est vrai à l'hôpital est vrai mais différemment en ville. L'attrait des différentes formations et des colloques offerts aux pédiatres, aux gynécologues, aux dermatologues, aux généralistes, aux oncologues, … attestent des besoins des médecins et des soignants confrontés à devoir traiter une souffrance psychique chevillée au corps du malade alors que leurs formations ne les ont préparés qu'à traiter la maladie. Cette demande s'avère d'autant plus forte chez les soignants de patients atteints de cancers. On retrouve des problèmes psychologiques et sociaux analogues énormes en cardiologie et dans tous les services de greffes. Sans parler des demandes des services de génétique ou de PMA ou de stérilisation contraceptive (2001) ou encore des services confrontés à des demandes d'euthanasie et qui sont submergés par les conséquences éthiques et psychologiques de leurs actes (cf. A. Munnich et rapport Mattei de 1994). Dans tous ces services, où l'obligation de Counselling prescrit au praticien de devoir informer ses patients pour obtenir leur “ consentement loyal et éclairé ” ou encore les inciter à une réflexion autorégulatrice, peu de choses sont réalisées pour les conduire à écouter les demandes et les plaintes des patients. Prescrire l'information n'oblige en rien à l'écoute (cf Travaux de Didier Sicard, Président du CCNE).
Il ne s'agit donc pas seulement de créer des postes de psychologues, cela est nécessaire mais insuffisant, mais plus encore de réorganiser leurs formations et leurs missions dans ces nouvelles structures. Et ces nouvelles structures ne concernent pas seulement l'hôpital, mais davantage encore les réseaux de santé créés par la loi Kouchner du 4 Mars 2002. Cela suppose aussi que les praticiens s'adossent davantage aux équipes universitaires de recherches et d'enseignement.
Dès lors, le défi à relever dans les décennies à venir concerne notre capacité d'inventer de nouveaux dispositifs de soins et de formation pour prendre en charge la souffrance psychique, résidu à même de garantir l'humain dans nos activités quotidiennes. En particulier la désacralisation de la maladie et du soin accroît impérativement les exigences éthiques des usagers des services de santé et risque de produire une judiciarisation de la relation médicale faute de prendre en charge socialement, culturellement et psychologiquement cette souffrance. Tout ce qui “ relie ” (religions, associations, réseaux de soin, etc.) apparaît comme dispositif de médiation et de pacification des conflits éthiques nés non seulement d'intérêts sociaux et culturels contradictoires mais encore, et souvent, comme un conflit interne aux protocoles de soins eux-mêmes étirés entre le traitement du malade et celui de la maladie. Faute de quoi l'implosion judiciaire de la médecine entr'aperçue dans certains pays occidentaux (comme les USA) ne fera que croître. Nous ne devrions pas oublier cela au moment même où nous aurons à définir la structure et la configuration des formations et des services de ce nouveau corps professionnel de santé qui pourrait se trouver doté d'une nouvelle mission : la psychopathologie de la souffrance au quotidien.
L'évolution de la psychologie dans son cadre universitaire a été considérable au cours de ces dernières années au point que certains collègues (cf. Beauvois…) préfèrent à l'évidence parler “ des psychologies ” plutôt que de “ la ” psychologie pour désigner une discipline rhapsodique qui rassemble sous son propre chef un ensemble de spécialités si disparates (des neurosciences à la psychanalyse en passant par la psychologie sociale et l'ergonomie) à même de produire des paradigmes concurrentiels et complémentaires susceptibles d'encadrer des pratiques “ généralistes ” de psychologues (à formation Bac + 5). Cette formation “ généraliste ” et “ minimaliste ” à Bac + 5 offre une solide garantie universitaire (théorique et pratique) à même de protéger un titre commun de “ psychologue ” (loi du 25 juillet 1985). Ce titre en même temps qu'il garantit au public une formation universitaire de haut niveau de celui qui y prétend ne propose aucun statut spécifique et aucun acte qui en découlerait. C'est là où le bât blesse dès lors que les psychologues se trouvent requis à de nouvelles fonctions, à de nouvelles prestations dans les services de santé ou dans les domaines socio-professionnels les plus divers. A ne devoir ici prendre en compte que le domaine spécifique de la santé les praticiens de la psychologie œuvrant dans les institutions de soins (qui vont de l'hôpital psychiatrique aux services de pédiatrie, de cancérologie, d'hémato-oncologie pédiatrique, en passant par les CMPP et les services de gynécologie obstétrique sans oublier les services de génétique et ceux d'ORL etc.) ou dans le secteur socio-éducatif (AMEO, services pénitentiaires, Point Ecoute adolescents, etc.) ou encore dans le secteur libéral (essentiellement comme psychothérapeutes souvent à temps partiel) ont complété leurs formations à leur propre initiative selon deux voies : soit en participant à des activités d'associations privées diverses par des formations plus ou moins longues (de quelques semaines à plusieurs années) et distendues par rapport à un cursus de psychanalyste, soit en s'inscrivant dans des formations universitaires qui vont des DU à des doctorats. L'évaluation des besoins de compléments de formations demeure en grande majorité, pour ne pas dire en totalité, une affaire de conscience professionnelle privée et individuelle laissée à l'initiative de chacun et plus ou moins soutenue par la logistique du tiers temps (pour les psychologues du secteur public I) et de la formation continue. Aucune reconnaissance sociale n'accompagne ces compléments de formation qui conduisent certains praticiens à une formation très “ pointue ” de psychothérapeute ou de psychanalyste internationalement reconnue (bien au-delà d'une formation médicale de psychiatre) ou encore à un doctorat de psychologie ou de psychopathologie et psychanalyse (Bac + 8). Il va de soi que pour ces praticiens du soin psychique, longuement formés, l'homogénéisation de la profession sous le seul empan de la protection du titre constitue une “ normalisation ” professionnelle au plus petit dénominateur commun multiple. Demeure inévitablement la question des critères de reconnaissance dès lors que ces formation s'avèrent parfois aussi disparates que la formation généraliste qui les précède et surtout que les sites de transmission qui les mettent en œuvre et n'offrent aucune communauté de garanties, se déployant entre les associations privées de psychanalystes, les services universitaires et les “ échoppes ” les plus diverses de psychothérapies des plus sérieuses aux plus contestables, voire sectaires etc.
A la diversité des paradigmes théoriques auxquels elles se réfèrent ces formations ajoutent le morcellement des sites institutionnels où elles se mettent en œuvre. Ainsi les moyens dont se dotent ces formations complémentaires se privent des garanties de reconnaissance sociale qu'elles pourraient se donner. Les choses sont d'autant plus dommageables au moment où la validation des acquis professionnels et la formation continue tout au long de la vie pourraient éviter ce “ gaspillage ” humain et social. Mais cela suppose bien évidemment un courage politique et une audace dans l'innovation en créant les conditions d'une législation et d'une clarification dans la gestion de ces compléments de formation. Cela suppose également une coordination des efforts entre les sites universitaires, les sites hospitaliers et les réseaux associatifs à même de permettre une évaluation et une validation sociale de ces formations hétérogènes. Cette compétence socialement reconnue et universitairement validée pourrait être placée sous le signe d'une spécialisation en psychopathologie clinique sanctionnant des formations au soin psychique mis en œuvre dans la prise en charge de la souffrance psychique que celle-ci se donne dans les manifestations symptomatiques de patients psychiatriques ou qu'elle se présente à l'occasion de crises existentielles ordinaires dans les différents moments de la vie quotidienne (périnatalité, période scolaire, adolescence, milieu de la vie, gérontologie, maladies somatiques et fins de vie) ou dans les situations sociales de l'extrême (terrorisme, chômage, délinquance, réinsertions sociales, retraites professionnelles, etc.).
Cette évolution des pratiques de soins psychiques en psychologie clinique et en psychopathologie s'est accompagnée au cours des dernières années de l'émergence d'autres référentiels que le modèle psychothérapique psychanalytique ou psychodynamique. Ces autres référentiels se déduisent tout uniment des modèles cognitivo-comportementalistes (thérapies cognitivo-comportementales, neuropsychologie et bilan cognitif des handicaps, etc.) et/ou de l'application des modèles de la psychologie sociale ou de la psychologie différentielle au champ de la santé (psychologie de la santé). De telles pratiques non-relationnelles, relevant davantage du diagnostic que de la diagnose, pouvant présenter un complément avantageux à certaines étapes du diagnostic, du soin et de son efficacité dans les prises en charge spécifiquement médicales des maladies mentales ou des troubles du comportement. Certaines de ces approches peuvent même fournir un complément indispensable à certaines recherches épidémiologiques et participer à la définition et au suivi de la médecine préventive, de la médecine de santé publique et des problèmes hygiénistes. Nul doute qu'à titre expérimental certains pôles universitaires (Bordeaux, Metz, Nancy, Tours, etc.) pourraient participer à la création d'une formation spécialisée en psychologie de la santé et du handicap. Mais pour l'auteur du présent rapport il considère que pour intéressante que soient ces formations spécialisées en psychologie de la santé et du handicap, elles relèvent d'une autre logique que celle du soin psychique centrée sur l'axe de la relation et de la prise en charge de la souffrance au quotidien de la psychopathologie de la vie ordinaire. Il s'agit d'une autre épistémologie et d'une autre éthique et si on ne veut pas reporter en aval, dans les formations spécialisées, les contradictions et les errances de la formation “ généraliste ” des psychologues il convient de les différencier. Nul inconvénient, par contre, à favoriser au niveau national, à partir d'une carte universitaire des équipes de recherches, la concurrence de pôles hospitalo-universitaires forts (recherche-formation-pratique) relevant de logiques opposées. Cette diversification épistémologique des formations spécialisées (à bac + 7 ou plutôt Bac +8) pourrait s'adosser aux équipes régionales de recherches habilitées en psychopathologie et aux sites hospitaliers et des réseaux de santé (Loi Kouchner, Mars 2002) avec lesquels elles travaillent. Il convient seulement de ne pas laisser aux seuls services de psychiatrie la charge de cette collaboration, alors même que le nombre de psychiatres à même d'assurer l'encadrement des étudiants diminue et que la “ dilatation ” et l'extension du domaine de la psychopathologie à tous les services et réseaux de santé ne cesse d'augmenter bien au-delà de la psychiatrie traditionnelle. Les psychiatres se trouvent dans l'impossibilité d'assurer ces missions auprès de leurs autres collègues médecins des services de santé et cette pénurie participe de l'extension hyperbolique de la judiciarisation des problèmes conflictuels en matière de santé. En conséquence il conviendrait d'associer plus largement qu'aux seuls services de psychiatrie les services hospitaliers, hospitalo-universitaires et les réseaux de santé les sites théorico-cliniques à même de participer à ce complément de formation des psychopathologues et aux activités de recherches et d'enseignement qui l'encadrerait. Une liste professionnelle des psychopathologues, titre proposé pour ce nouveau corps de professionnels de la santé, serait placée sous l'autorité des Directions de la Recherche et des Etudes Statistiques du Ministère de la Santé de chaque département.
Deux expériences européennes ont retenu mon attention pour cette mission préalable à même de répondre au problème posé par la pénurie prévisible de psychiatres dans l'avenir et à la question évoquée d'une “ dilatation ” des demandes et besoins en matière de santé :
Les programmes belges de formation à la psychothérapie dispensés par le Centre “ Chapelle-aux-champs ” co-géré par une commission d'enseignement bi-facultataire (psychologie et médecine) délivrant un diplôme d'études spécialisées en psychothérapie (3 ans) de 3e cycle “ destinée aux praticiens psychologues cliniciens ou (candidats) psychiatres qui souhaitent approfondir leur formation en psychothérapie et accompagner leur pratique d'une réflexion continue ”. Ce diplôme est accessible, notamment, aux psychologues déjà confrontés à la pratique qui peuvent attester d'une expérience clinique équivalente à 1800 heures au moins (y compris les stages de la formation initiale) dont 600 heures de travail supervisé dans un service de psychiatrie.
La formation repose sur un trépied : l'Université Catholique de Louvain (U.C.L.), des centres de pratiques reconnus et des centres de formation agréés. Les étudiants ont à choisir l'orientation qu'ils souhaitent donner à leur formation (dispensée sous forme de modules de cours et de séminaires regroupés en sessions, de stages pratiques et de stages cliniques) parmi quatre possibilités méthodologiques (psychothérapie analytique enfant, psychothérapie analytique adulte, psychothérapie systémique et psychothérapie cognitivo-comportementale). Le programme consiste en un cycle de trois années dans un “ menu ” qui procède principalement d'un choix “ à la carte ”. Pour prendre un exemple (celui du Centre de Formation aux cliniques psychanalytiques avec les adultes dirigé par le Prof P. de Neuter) la formation comprend :
_ La pratique clinique de 1200 heures à répartir sur trois ans avec un minimum de 300 heures par an.
_ Les séminaires, conférences et groupes cliniques de supervision (110 heures par an) auxquels s'ajoutent les travaux en sous-groupes et supervisions individuelles.
_ Un travail préparant à un rapport de stage, sorte de mémoire soutenu en fin de cycle au terme de la formation à même d'attester une bonne intégration de la pratique et de la théorie.
Cette formation qui s'étend sur trois ans peut être répartie sur un plus grand nombre d'années.
Remarque : les équipes de psychologie clinique de l'Université Catholique de Louvain sont très solides du point de vue de la recherche et de l'enseignement dans les quatre orientations mentionnées. L'exigence préalable à l'inscription à ce diplôme d'une “ thérapie personnelle ” poserait des problèmes considérables à l'heure actuelle dans nos universités. Les centres des pratiques cliniques sont historiquement et structurellement articulés avec les formations universitaires de l'UCL.
Les écoles de spécialisation italiennes en psychologie clinique
L'école de spécialisation (Scuola di Specializzazione) en Psychologie Clinique est une école supèrieure à laquelle on accède après un diplôme universitaire à Bac + 5 pour les psychologues (la Laurea) ou Bac + 6 pour les médecins. Il y a une quinzaine d'écoles de spécialisation en psychologie clinique en Italie. Je prendrai pour modèle l'Ecole de Florence avec laquelle je travaille.
L'Ecole de spécialité en psychologie clinique propose une formation spécialisée d'une durée de quatre ans sanctionnant un titre de “ spécialiste en psychologie clinique ” ouvert aux psychologues et aux médecins. Ce diplôme, reconnu par l'Etat, permet l'inscription sur une liste de psychothérapeutes déposée auprès de l'Ordre des Médecins comme auprès de l'Ordre des Psychologues. Cette formation se fait donc à Bac + 9 pour les psychologues et Bac+ 10 pour les médecins. La plupart de ces Ecoles de Spécialité sont gérées par les Facultés de Médecine (environ 70 à 80 %) ou par celles de Psychologie. Des projets pour les années à venir prévoient un regroupement des études pour les psychiatres, les neurologues, les psychologues cliniciens et les neuropsychiatres infantiles avec un tronc commun d'une année et une spécialisation de deux ou trois ans.
L'Ecole de spécialité recrute par sélection sur la base d'un concours écrit et d'un entretien individuel. Le numerus clausus est fixé chaque année par le Ministère de l'Education qui établit un nombre de places différent pour les psychologues et les psychiatres (deux listes séparées). Les débouchés sont dans le service sanitaire national et les pratiques en libéral. Les enseignements sont organisés en modules avec des thématiques assez proches de ce qui se pratique chez nous (psychodiagnostic, psychosomatique, psychologie clinique, techniques de l'entretien, psychiatrie, méthodologie de la recherche en clinique, psychologie dynamique, etc.) avec des enseignements plus spécifiques selon les années et les options (psychobiologie, neuropsychologie, psychopharmacologie, médecine légale, psychologie de l'éducation, psychologie sociale de la déviance, etc.). La quatrième année est davantage axée sur les techniques de la psychothérapie. Tout au long de la formation les étudiants ont un stage en responsabilité clinique comme “ internes ” ou “ résidents ” en psychiatrie et en psychologie clinique.
Le travail de supervision se fait en petits groupes et le niveau de formation à la prise en charge de la souffrance psychique m'a toujours paru excellent.
Remarque : Le principe d'Ecole de Spécialité me paraît excellent, de même l'implication dans la pratique clinique mais la durée me semble trop longue à mi-distance entre la formation des psychiatres et celle des psychologues.
Conclusion provisoire
Ces deux exemples - pour localisés et spécifiques qu'ils soient - nous donne un aperçu sur les dispositifs possibles des compléments de formation envisagés pour les psychopathologues promus à pallier la pénurie des psychiatres et à répondre aux besoins des nouvelles politiques de santé. On retiendra :
* l'importance d'une formation clinique pratique indispensable dans tous les cas (internat ou résidanat) constituant à la fois le pré-requis de l'admission (une expérience pratique minimale) et le socle de la formation (avec une liste d'agrément des lieux de stages et des sites en responsabilités)
* La nécessité d'un suivi par supervision régulier, en petits groupes et/ou en individuels de la pratique des étudiants-praticiens.
* Une solide formation théorique dispensée principalement en séminaires spécialisés et optionnels auxquels sont adjoints des regroupements de la promotion des étudiants sous forme de cours généraux et de journées thématiques (scientifiques et professionnelles).
* La soutenance d'un mémoire sanctionnant la formation et validant l'articulation théorico-clinique et rendant inutile la multiplication des contrôles de connaissance.
* L'existence d'un numerus clausus défini chaque année par le Ministère et/ou la Faculté en fonction des possibilités d'encadrement et de débouchés professionnels.
Il convient d'ajouter qu'en ce qui concerne les politiques françaises de la Direction de l'Enseignement supèrieur, ces dernières années, les équipes de recherches universitaires constituent les seules instances à même de garantir un haut niveau de formation universitaire, à charge d'inventer par ailleurs des dispositifs innovants en matière de stages en responsabilité clinique dans le domaine des réseaux de Santé et des sites hospitaliers et/ou associatifs. Ce qui suppose d'impliquer bien au-delà des services de psychiatrie les partenaires médicaux de ce complément de formation (oncologie, soins palliatifs, dermatologie, gynéco-obstétrique, centres de PMA, services de génétique, néphrologie, pédiatrie, ORL, stomatologie, etc.).
En conclusion
La protection du titre du psychologue depuis 1985 a constitué une avancée sociale certaine pour la reconnaissance d'une formation universitaire minimale pour les praticiens de la psychologie. Une telle reconnaissance sociale du titre garantit aux usagers un niveau consistant d'études supérieures du praticien auquel ils s'adressent. Cette loi a renforcé l'identification sociale d'une discipline universitaire ouverte depuis ses origines à de multiples divisions qui l'étirent entre les sciences de la vie et les sciences humaines et sociales. Le “ découpage ” envisagé pour les masters pro en secteurs professionnels (santé, travail, éducation) tout en reconnaissant l'existence de pratiques distinctes dans lesquelles œuvrent les psychologues s'avère davantage idéologique que méthodologique. On peut regretter qu'un tel découpage fasse l'impasse sur les spécificités méthodologiques des pratiques et leur reconnaissance sociale au profit d'un consensus idéologique “ mou ”.
Mais dans tous les cas, à devoir passer de la protection d'un titre généraliste commun à la reconnaissance sociale de compétences et de qualifications professionnelles spécialisées, il conviendrait de prendre le risque d'aller plus loin. La redistribution du paysage biomédical actuel pourrait en fournir l'occasion dès lors que l'exigence accrue, éthique et juridique, de devoir prendre en compte la souffrance psychique ordinaire (au sens de normale et quotidienne) s'impose sous la pression sociale et culturelle des patients, de leurs familles et de leurs associations. Cette exigence, tout en s'inscrivant toujours davantage dans les lois sur la responsabilité médicale construisant la santé dans une logique consumériste et contractuelle (cf les travaux de Dominique Thouvenin), ne trouve pas de répondants en nombre suffisant à même de la prendre en charge, dans une logique moins conflictuelle. Cette insuffisance du nombre de répondants se déduit en partie du fait de la formation médicale traditionnelle et va se trouver amplifiée par la pénurie de psychiatres. Le patient de ne pas se trouver traité comme sujet dans un colloque médical, pris dans la nécessaire logique technoscientifique de la médecine actuelle réclamera d'autant plus ses droits de citoyen et d'individu social. Ces droits sociaux des patients s'avèrent indispensables et complémentaires à la prise en charge de leur souffrance psychique mais ils ne sauraient la suppléer entièrement. Faute de devoir prendre en compte cet impératif éthique et social de cette souffrance ordinaire, la judiciarisation de l'acte médical aura encore de beaux jours devant elle.
Quant à la formation minimaliste des masters pros en psychologie saurait-elle prétendre à la formation des psychothérapeutes ou des praticiens du soin psychique ? Si tel était le cas, il faudrait s'empresser de le faire reconnaître dans l'usage professionnel et dans la loi. Alors peut-être est-il temps d'aller plus loin, d'aller vers la reconnaissance de qualifications et de spécialisations en psychologie, comme l'ont fait parfois certains pays européens. Ce qui suppose alors d'une part que l'acte des psychologues tant “ généralistes ” que “ spécialistes ” soit revalorisé socialement et économiquement, et d'autre part que par le jeu de validation des acquis professionnels les psychologues qui exercent de facto des missions de “ spécialistes ” soient reconnus de jure dans leurs actions. A ces conditions la profession ne serait pas menacée. En effet et par analogie : qui oserait encore aujourd'hui au nom de son titre de médecin pouvoir prétendre dans sa pratique exercer toutes les compétences médicales et les actes qui les définissent ?
Quant aux instances universitaires qui s'engageraient dans un tel dispositif d'innovation sociale en matière de santé, encore conviendrait-il de les informer qu'elles auront à faire preuve d'audace face aux conformismes idéologiques qui ne manqueront pas de surgir d'un bord comme de l'autre. Mais la politique de santé, n'est-ce pas d'abord l'affaire de l'usager et de ceux qui la représentent ?
Marseille, le 22 Mars 2003
Pr Roland Gori
xxii Il s'agissait alors des psychologues dits “ cliniciens ”.
à la demande de Jean-Marc Fabre,
Vice-président de l'Université d'Aix-Marseille I, chargé du Centre d'Aix - Printemps 2003
Mise à jour 7 novembre 2003
Préambule
Selon les prévisions des sphères des pouvoirs publics en charge de la santé, une pénurie des médecins qualifiés en psychiatrie est annoncée. En outre, nous savons que la formation de ces spécialistes, dans le champ aujourd'hui critique des psychothérapies par exemple, ne répond pas toujours aux demandes de prise en charge des souffrances ordinaires et existentielles pour lesquelles ils sont consultés.
La question a donc été posée de savoir si d'autres professionnels de la santé ne pourraient pas les suppléer dans certaines actions conduites auprès des patients et de leurs familles. Les psychologues, au premier rang desquels se situent “ les psychologues de santé ” [xxii] (circulaire Simone Veil, 1975, adressée à la Direction des Impôts), pourraient se voir transférer une partie de la compétence des psychiatres à condition d'adjoindre à leur formation initiale un complément de formation spécialisée. Ainsi promus “ supplétifs ” des psychiatres, “ officiers de santé mentale ” en quelque sorte, de tels psychologues pourraient assurer des “ soins psychiques ” aux souffrances ordinaires, voire prescrire des psychotropes sous contrôle médical. Une telle redistribution des rôles et fonctions dans les dispositifs des pratiques de la santé offrirait à ces psychologues une reconnaissance pouvant être inscrite dans le livre IV du Code de la Santé dont ils sont actuellement absents. Un tel dispositif consacrerait ce nouveau corps professionnel des psychologues spécialisés dans la liste des professions médicales définies par le livre IV du Code de la Santé dans une position analogue aux dentistes et aux sages-femmes. Une solide formation aux psychothérapies permettrait à ces psychologues de répondre au moins en partie aux préoccupations des services publics de devoir définir et garantir l'acte psychothérapique par “ une formation publique, théorique et pratique sanctionnée par un diplôme national ” (JO de l'Assemblée Nationale du 17 février 2003). Le remboursement des actes de ce nouveau corps de psychologues pourrait logiquement se déduire, tôt ou tard, de ces nouvelles dispositions dans le système des pratiques de santé.
Dans un secteur professionnel, celui de la psychologie, où le chômage et la précarité de l'emploi font des ravages sociaux considérables, la tentation est grande de répondre favorablement et sans délai à une telle proposition.
Il conviendrait cependant d'examiner préalablement la situation sociale et culturelle dont une telle proposition procède pour pouvoir la traiter par une logique de formation et de recherche à la pratique la plus à même de répondre aux demandes et aux besoins des usagers des services de santé en partenariat avec les autres praticiens des réseaux de soins.
Argument et problématique
Les effets du numerus clausus en médecine ont produit une pénurie de psychiatres nécessitant, comme dans d'autres spécialités médicales, un transfert des compétences praxéologiques dans le champ des pratiques de santé et la nécessité de redéfinir les prestations offertes par les professionnels et les acteurs des soins. Ce transfert des compétences praxéologiques en matière de santé s'avère d'autant plus urgent, nécessaire et critique que l'extension des prestations médicales et paramédicales, comme la dilatation de nouveaux besoins et de nouvelles demandes sociales conduisent à devoir innover dans la prise en charge des populations placées sous protection médicale du prénatal à la fin de la vie. Cette dilatation a été soulignée à plusieurs reprises tant par les philosophes et les sociologues de la santé (Canguilhem, Foucault, Gadamer, Fukuyama, Memmi, Iacub…) que par les médecins eux-mêmes (Skrabanek, Zarifian, Sicard…).
Dès lors que depuis 1946 la définition de la santé de l'OMS passe du “ silence des organes ” à une santé définie comme “ un état de complet bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d'infirmité. ”, l'extension du domaine médical produit un changement de régime épistémologique et éthique considérable dans les pratiques et les idéologies de la santé. Ce changement de régime dans la politique des soins n'a d'ailleurs pas manqué de provoquer des résistances de la part des praticiens eux-mêmes et de leur instance ordinale. Cette irrésistible dilatation du médical a été particulièrement sensible au moment où les médecins se sont trouvé engagés dans de nouvelles pratiques sociales à l'extrême de leur champ de compétence, comme par exemple dans la vérification de la validité des demandes de contraception, d'IVG ou d'aide médicale à la procréation ou encore sur la question de l'euthanasie. Cet accroissement du “ magister ” médical dans le gouvernement des conduites par la vérification des “ conformités biographiques ” des demandes (D. Memmi) a suscité de nombreux débats dont les lois de bioéthique (1994) comme le code de déontologie médicale de 1995 portent encore la trace.
Cette constitution d'un “ bio-pouvoir ” (Michel Foucault) impliquant les disciplines médicales dans la gestion des populations redistribue les missions traditionnelles des praticiens essentiellement consacrées à la prise en charge des pathologies individuelles. Cette extension du domaine médical amplifie les effets de pénurie du numerus clausus. L'évidence des faits ne mérite pas qu'on les néglige.
Le développement de la médecine de santé publique, comme celui de l'épidémiologie, de la médecine préventive, ou encore celui de la médecine sociale (scolaire et du travail), s'avère inséparable de cette dilatation du magister médical invité à surveiller et à protéger les populations, la santé morale des groupes (lois anti-sectes) et l'hygiène des individus. On ne saurait comprendre la demande actuelle de devoir inventer de nouveaux dispositifs de prise en charge des soins psychiques par de nouveaux professionnels de santé autres que les psychiatres sans rappeler le paysage social, culturel et praxéologique dans lequel cette demande s'inscrit. Sauf à devoir bricoler une solution à court terme, inconsciente des effets qu'elle pourrait produire, la prise en compte de cette demande nécessite une mise en perspective.
En effet, l'extension des besoins et des demandes de santé a paradoxalement produit une “ démédicalisation ” des prestations et des services médicaux, du moins au sens traditionnel de ces termes. Et ce d'autant plus qu'en devenant technoscientifique, la médecine s'est éloignée de son site clinique au profit des sites technologiques, pharmaceutiques et industriels. Cet élargissement de la pratique médicale étirée entre son bord social et son bord technologique participe de la demande actuelle de redistribution des corps professionnels de santé.
Nul doute que la psychiatrie en tant que “ ventre mou ” de la médecine et des sciences du vivant allait simultanément assister à l'accroissement des demandes sociales et culturelles à l'adresse de ses praticiens (de la bébologie aux soins palliatifs, en passant par la psychiatrie sociale des conduites délictueuses sans oublier la dépression ordinaire, l'angoisse et la culpabilité générées par la prise en charge des maladies à pronostic péjoratif…, mais tout en conservant sa mission primordiale de devoir garantir la norme mentale et gérer la folie) et voir voler en éclats sa consistance épistémologique dès lors que son unité pratique ne cesse de se trouver menacée par son écartèlement entre les sciences du vivant (psychiatrie biologique) et les sciences humaines et sociales (psychothérapies diverses). Dans ce contexte-là les différentes réformes de l'internat comme celles des formations des psychiatres ont accru la nécessité d'un transfert de compétences praxéologiques vers de nouveaux corps professionnels de santé, au premier chef desquels figure à l'évidence celui des psychologues, et plus particulièrement, celui des psychologues “ cliniciens ”. Ce transfert s'impose d'autant plus que la promotion idéologique des classifications internationales (DSM, CM) dans les pratiques et les recherches psychiatriques conduit à favoriser un accouplement entre les nouveaux psychotropes et ce qu'ils représentent socialement (les lobbies pharmaceutiques et industriels) et les recherches dites objectives et scientifiques proposant des nomenclatures de comportements et un gouvernement des conduites (Zarifian, Memmi, Fukuyama, etc.). Dès lors, la question des psychothérapies et de leur législation perd la valeur d'enjeux corporatistes et critiques qu'elle avait acquise au cours des décennies précédentes. La question désormais est moins de savoir si la psychothérapie doit demeurer le monopole des médecins et des psychiatres, qui n'y sont pas formés, que de définir dans un champ protéiforme et fortement sensible socialement les critères de formation et de prestation protégeant le public et les usagers d'influences néfastes, peu scrupuleuses, voire intéressées et moralement dangereuses. N'oublions pas que la question récurrente des psychothérapies est venue récemment au devant de la scène avec la loi anti-secte.
Le psychiatre, à l'exception peut-être de certains pédopsychiatres, ayant désormais en majorité plus et mieux à faire qu'à consacrer son temps aux psychothérapies sans pour autant devoir y renoncer, on peut supposer qu'à court et moyen termes, l'acte psychothérapique (le soin psychique) se verra déléguer, au moins en partie, à d'autres professions de santé, soit en intégrant la dimension psychothérapique de l'acte médical des autres médecins (généralistes, dermatologues, oncologues, algologues, etc.) soit le plus probable majoritairement confiée à d'autres soignants au rang desquels figurent au premier chef les psychologues cliniciens.
Mais précisons que ce scénario suppose un certain nombre de remarques :
L'extension du domaine “ psychiatrique ”, au-delà des limites de la pathologie mentale, participe non seulement de la “ dilatation ” des demandes de santé, mais se déduit plus spécifiquement de nos pratiques culturelles et de l'organisation techno scientifique de la médecine et de la santé des civilisations occidentales. Dans la prochaine décennie en médecine — mais aussi dans d'autres secteurs des situations sociales extrêmes — les progrès techniques vont contraindre à la prise en considération de la souffrance psychique de la maladie et du soin. Le “ marché ” universitaire, praxéologique et médiatique est d'autant plus considérable que les psychiatres sont de moins en moins nombreux à occuper ce champ et de moins en moins formés à cette mission. L'obligation légale de prendre en compte les aspects psychologiques du patient à l'hôpital est récente, elle date de 1991. Cette loi — n° 91-748 du 31 juillet 1991 — portant réforme hospitalière oblige l'institution hospitalière dans son ensemble à prendre en compte les aspects psychologiques du patient : “ les établissements de santé publics et privés, assurent les examens de diagnostic, la surveillance et le traitement des malades, des blessés et des femmes enceintes en tenant compte des aspects psychologiques du patient. ” Dans le contexte de cette nouvelle mission hospitalière, le psychologue clinicien occupe une place originale par la prise en considération de la souffrance du malade, mais aussi de sa famille et des soignants. Dans cette écoute de “ la maladie du malade ” (Canguilhem), le psychologue assure de facto une fonction psychothérapeutique bien au-delà de la simple humanisation de la médecine scientifique, du “ supplément d'âme ” que peuvent apporter les soignants, les religieux ou les bénévoles. L'intervention du psychologue est souvent brève, liée à la durée de l'hospitalisation. Les demandes des services médicaux et chirurgicaux vont s'accroître d'autant plus que les protocoles de soin vont exiger des décisions éthiques à conséquences juridico-financières et humaines considérables. A moins de créer des postes de “ bio-éthiciens ”, cette mission incombera aux psychologues. A condition que pour un bon nombre d'entre eux la clinique ne soit pas seulement le terrain sur lequel se trouve prélevées des données (psychologie de la santé et psychologie clinique quantitative) mais le lieu d'un acte de soin. Cela suppose que soient totalement repensées non seulement la formation du psychologue, ses missions, ses fonctions mais aussi son insertion permanente dans des protocoles d'enseignement et de recherches. Il faut mettre un terme à l'isolement du psychologue, il faut favoriser les regroupements et inciter à une véritable recherche-action-enseignement en lien avec les équipes universitaires. Peut-être faudrait-il penser à un statut hospitalo-universitaire de certains enseignants-chercheurs de psychologie ? Ce qui est vrai à l'hôpital est vrai mais différemment en ville. L'attrait des différentes formations et des colloques offerts aux pédiatres, aux gynécologues, aux dermatologues, aux généralistes, aux oncologues, … attestent des besoins des médecins et des soignants confrontés à devoir traiter une souffrance psychique chevillée au corps du malade alors que leurs formations ne les ont préparés qu'à traiter la maladie. Cette demande s'avère d'autant plus forte chez les soignants de patients atteints de cancers. On retrouve des problèmes psychologiques et sociaux analogues énormes en cardiologie et dans tous les services de greffes. Sans parler des demandes des services de génétique ou de PMA ou de stérilisation contraceptive (2001) ou encore des services confrontés à des demandes d'euthanasie et qui sont submergés par les conséquences éthiques et psychologiques de leurs actes (cf. A. Munnich et rapport Mattei de 1994). Dans tous ces services, où l'obligation de Counselling prescrit au praticien de devoir informer ses patients pour obtenir leur “ consentement loyal et éclairé ” ou encore les inciter à une réflexion autorégulatrice, peu de choses sont réalisées pour les conduire à écouter les demandes et les plaintes des patients. Prescrire l'information n'oblige en rien à l'écoute (cf Travaux de Didier Sicard, Président du CCNE).
Il ne s'agit donc pas seulement de créer des postes de psychologues, cela est nécessaire mais insuffisant, mais plus encore de réorganiser leurs formations et leurs missions dans ces nouvelles structures. Et ces nouvelles structures ne concernent pas seulement l'hôpital, mais davantage encore les réseaux de santé créés par la loi Kouchner du 4 Mars 2002. Cela suppose aussi que les praticiens s'adossent davantage aux équipes universitaires de recherches et d'enseignement.
Dès lors, le défi à relever dans les décennies à venir concerne notre capacité d'inventer de nouveaux dispositifs de soins et de formation pour prendre en charge la souffrance psychique, résidu à même de garantir l'humain dans nos activités quotidiennes. En particulier la désacralisation de la maladie et du soin accroît impérativement les exigences éthiques des usagers des services de santé et risque de produire une judiciarisation de la relation médicale faute de prendre en charge socialement, culturellement et psychologiquement cette souffrance. Tout ce qui “ relie ” (religions, associations, réseaux de soin, etc.) apparaît comme dispositif de médiation et de pacification des conflits éthiques nés non seulement d'intérêts sociaux et culturels contradictoires mais encore, et souvent, comme un conflit interne aux protocoles de soins eux-mêmes étirés entre le traitement du malade et celui de la maladie. Faute de quoi l'implosion judiciaire de la médecine entr'aperçue dans certains pays occidentaux (comme les USA) ne fera que croître. Nous ne devrions pas oublier cela au moment même où nous aurons à définir la structure et la configuration des formations et des services de ce nouveau corps professionnel de santé qui pourrait se trouver doté d'une nouvelle mission : la psychopathologie de la souffrance au quotidien.
L'évolution de la psychologie dans son cadre universitaire a été considérable au cours de ces dernières années au point que certains collègues (cf. Beauvois…) préfèrent à l'évidence parler “ des psychologies ” plutôt que de “ la ” psychologie pour désigner une discipline rhapsodique qui rassemble sous son propre chef un ensemble de spécialités si disparates (des neurosciences à la psychanalyse en passant par la psychologie sociale et l'ergonomie) à même de produire des paradigmes concurrentiels et complémentaires susceptibles d'encadrer des pratiques “ généralistes ” de psychologues (à formation Bac + 5). Cette formation “ généraliste ” et “ minimaliste ” à Bac + 5 offre une solide garantie universitaire (théorique et pratique) à même de protéger un titre commun de “ psychologue ” (loi du 25 juillet 1985). Ce titre en même temps qu'il garantit au public une formation universitaire de haut niveau de celui qui y prétend ne propose aucun statut spécifique et aucun acte qui en découlerait. C'est là où le bât blesse dès lors que les psychologues se trouvent requis à de nouvelles fonctions, à de nouvelles prestations dans les services de santé ou dans les domaines socio-professionnels les plus divers. A ne devoir ici prendre en compte que le domaine spécifique de la santé les praticiens de la psychologie œuvrant dans les institutions de soins (qui vont de l'hôpital psychiatrique aux services de pédiatrie, de cancérologie, d'hémato-oncologie pédiatrique, en passant par les CMPP et les services de gynécologie obstétrique sans oublier les services de génétique et ceux d'ORL etc.) ou dans le secteur socio-éducatif (AMEO, services pénitentiaires, Point Ecoute adolescents, etc.) ou encore dans le secteur libéral (essentiellement comme psychothérapeutes souvent à temps partiel) ont complété leurs formations à leur propre initiative selon deux voies : soit en participant à des activités d'associations privées diverses par des formations plus ou moins longues (de quelques semaines à plusieurs années) et distendues par rapport à un cursus de psychanalyste, soit en s'inscrivant dans des formations universitaires qui vont des DU à des doctorats. L'évaluation des besoins de compléments de formations demeure en grande majorité, pour ne pas dire en totalité, une affaire de conscience professionnelle privée et individuelle laissée à l'initiative de chacun et plus ou moins soutenue par la logistique du tiers temps (pour les psychologues du secteur public I) et de la formation continue. Aucune reconnaissance sociale n'accompagne ces compléments de formation qui conduisent certains praticiens à une formation très “ pointue ” de psychothérapeute ou de psychanalyste internationalement reconnue (bien au-delà d'une formation médicale de psychiatre) ou encore à un doctorat de psychologie ou de psychopathologie et psychanalyse (Bac + 8). Il va de soi que pour ces praticiens du soin psychique, longuement formés, l'homogénéisation de la profession sous le seul empan de la protection du titre constitue une “ normalisation ” professionnelle au plus petit dénominateur commun multiple. Demeure inévitablement la question des critères de reconnaissance dès lors que ces formation s'avèrent parfois aussi disparates que la formation généraliste qui les précède et surtout que les sites de transmission qui les mettent en œuvre et n'offrent aucune communauté de garanties, se déployant entre les associations privées de psychanalystes, les services universitaires et les “ échoppes ” les plus diverses de psychothérapies des plus sérieuses aux plus contestables, voire sectaires etc.
A la diversité des paradigmes théoriques auxquels elles se réfèrent ces formations ajoutent le morcellement des sites institutionnels où elles se mettent en œuvre. Ainsi les moyens dont se dotent ces formations complémentaires se privent des garanties de reconnaissance sociale qu'elles pourraient se donner. Les choses sont d'autant plus dommageables au moment où la validation des acquis professionnels et la formation continue tout au long de la vie pourraient éviter ce “ gaspillage ” humain et social. Mais cela suppose bien évidemment un courage politique et une audace dans l'innovation en créant les conditions d'une législation et d'une clarification dans la gestion de ces compléments de formation. Cela suppose également une coordination des efforts entre les sites universitaires, les sites hospitaliers et les réseaux associatifs à même de permettre une évaluation et une validation sociale de ces formations hétérogènes. Cette compétence socialement reconnue et universitairement validée pourrait être placée sous le signe d'une spécialisation en psychopathologie clinique sanctionnant des formations au soin psychique mis en œuvre dans la prise en charge de la souffrance psychique que celle-ci se donne dans les manifestations symptomatiques de patients psychiatriques ou qu'elle se présente à l'occasion de crises existentielles ordinaires dans les différents moments de la vie quotidienne (périnatalité, période scolaire, adolescence, milieu de la vie, gérontologie, maladies somatiques et fins de vie) ou dans les situations sociales de l'extrême (terrorisme, chômage, délinquance, réinsertions sociales, retraites professionnelles, etc.).
Cette évolution des pratiques de soins psychiques en psychologie clinique et en psychopathologie s'est accompagnée au cours des dernières années de l'émergence d'autres référentiels que le modèle psychothérapique psychanalytique ou psychodynamique. Ces autres référentiels se déduisent tout uniment des modèles cognitivo-comportementalistes (thérapies cognitivo-comportementales, neuropsychologie et bilan cognitif des handicaps, etc.) et/ou de l'application des modèles de la psychologie sociale ou de la psychologie différentielle au champ de la santé (psychologie de la santé). De telles pratiques non-relationnelles, relevant davantage du diagnostic que de la diagnose, pouvant présenter un complément avantageux à certaines étapes du diagnostic, du soin et de son efficacité dans les prises en charge spécifiquement médicales des maladies mentales ou des troubles du comportement. Certaines de ces approches peuvent même fournir un complément indispensable à certaines recherches épidémiologiques et participer à la définition et au suivi de la médecine préventive, de la médecine de santé publique et des problèmes hygiénistes. Nul doute qu'à titre expérimental certains pôles universitaires (Bordeaux, Metz, Nancy, Tours, etc.) pourraient participer à la création d'une formation spécialisée en psychologie de la santé et du handicap. Mais pour l'auteur du présent rapport il considère que pour intéressante que soient ces formations spécialisées en psychologie de la santé et du handicap, elles relèvent d'une autre logique que celle du soin psychique centrée sur l'axe de la relation et de la prise en charge de la souffrance au quotidien de la psychopathologie de la vie ordinaire. Il s'agit d'une autre épistémologie et d'une autre éthique et si on ne veut pas reporter en aval, dans les formations spécialisées, les contradictions et les errances de la formation “ généraliste ” des psychologues il convient de les différencier. Nul inconvénient, par contre, à favoriser au niveau national, à partir d'une carte universitaire des équipes de recherches, la concurrence de pôles hospitalo-universitaires forts (recherche-formation-pratique) relevant de logiques opposées. Cette diversification épistémologique des formations spécialisées (à bac + 7 ou plutôt Bac +8) pourrait s'adosser aux équipes régionales de recherches habilitées en psychopathologie et aux sites hospitaliers et des réseaux de santé (Loi Kouchner, Mars 2002) avec lesquels elles travaillent. Il convient seulement de ne pas laisser aux seuls services de psychiatrie la charge de cette collaboration, alors même que le nombre de psychiatres à même d'assurer l'encadrement des étudiants diminue et que la “ dilatation ” et l'extension du domaine de la psychopathologie à tous les services et réseaux de santé ne cesse d'augmenter bien au-delà de la psychiatrie traditionnelle. Les psychiatres se trouvent dans l'impossibilité d'assurer ces missions auprès de leurs autres collègues médecins des services de santé et cette pénurie participe de l'extension hyperbolique de la judiciarisation des problèmes conflictuels en matière de santé. En conséquence il conviendrait d'associer plus largement qu'aux seuls services de psychiatrie les services hospitaliers, hospitalo-universitaires et les réseaux de santé les sites théorico-cliniques à même de participer à ce complément de formation des psychopathologues et aux activités de recherches et d'enseignement qui l'encadrerait. Une liste professionnelle des psychopathologues, titre proposé pour ce nouveau corps de professionnels de la santé, serait placée sous l'autorité des Directions de la Recherche et des Etudes Statistiques du Ministère de la Santé de chaque département.
Deux expériences européennes ont retenu mon attention pour cette mission préalable à même de répondre au problème posé par la pénurie prévisible de psychiatres dans l'avenir et à la question évoquée d'une “ dilatation ” des demandes et besoins en matière de santé :
Les programmes belges de formation à la psychothérapie dispensés par le Centre “ Chapelle-aux-champs ” co-géré par une commission d'enseignement bi-facultataire (psychologie et médecine) délivrant un diplôme d'études spécialisées en psychothérapie (3 ans) de 3e cycle “ destinée aux praticiens psychologues cliniciens ou (candidats) psychiatres qui souhaitent approfondir leur formation en psychothérapie et accompagner leur pratique d'une réflexion continue ”. Ce diplôme est accessible, notamment, aux psychologues déjà confrontés à la pratique qui peuvent attester d'une expérience clinique équivalente à 1800 heures au moins (y compris les stages de la formation initiale) dont 600 heures de travail supervisé dans un service de psychiatrie.
La formation repose sur un trépied : l'Université Catholique de Louvain (U.C.L.), des centres de pratiques reconnus et des centres de formation agréés. Les étudiants ont à choisir l'orientation qu'ils souhaitent donner à leur formation (dispensée sous forme de modules de cours et de séminaires regroupés en sessions, de stages pratiques et de stages cliniques) parmi quatre possibilités méthodologiques (psychothérapie analytique enfant, psychothérapie analytique adulte, psychothérapie systémique et psychothérapie cognitivo-comportementale). Le programme consiste en un cycle de trois années dans un “ menu ” qui procède principalement d'un choix “ à la carte ”. Pour prendre un exemple (celui du Centre de Formation aux cliniques psychanalytiques avec les adultes dirigé par le Prof P. de Neuter) la formation comprend :
_ La pratique clinique de 1200 heures à répartir sur trois ans avec un minimum de 300 heures par an.
_ Les séminaires, conférences et groupes cliniques de supervision (110 heures par an) auxquels s'ajoutent les travaux en sous-groupes et supervisions individuelles.
_ Un travail préparant à un rapport de stage, sorte de mémoire soutenu en fin de cycle au terme de la formation à même d'attester une bonne intégration de la pratique et de la théorie.
Cette formation qui s'étend sur trois ans peut être répartie sur un plus grand nombre d'années.
Remarque : les équipes de psychologie clinique de l'Université Catholique de Louvain sont très solides du point de vue de la recherche et de l'enseignement dans les quatre orientations mentionnées. L'exigence préalable à l'inscription à ce diplôme d'une “ thérapie personnelle ” poserait des problèmes considérables à l'heure actuelle dans nos universités. Les centres des pratiques cliniques sont historiquement et structurellement articulés avec les formations universitaires de l'UCL.
Les écoles de spécialisation italiennes en psychologie clinique
L'école de spécialisation (Scuola di Specializzazione) en Psychologie Clinique est une école supèrieure à laquelle on accède après un diplôme universitaire à Bac + 5 pour les psychologues (la Laurea) ou Bac + 6 pour les médecins. Il y a une quinzaine d'écoles de spécialisation en psychologie clinique en Italie. Je prendrai pour modèle l'Ecole de Florence avec laquelle je travaille.
L'Ecole de spécialité en psychologie clinique propose une formation spécialisée d'une durée de quatre ans sanctionnant un titre de “ spécialiste en psychologie clinique ” ouvert aux psychologues et aux médecins. Ce diplôme, reconnu par l'Etat, permet l'inscription sur une liste de psychothérapeutes déposée auprès de l'Ordre des Médecins comme auprès de l'Ordre des Psychologues. Cette formation se fait donc à Bac + 9 pour les psychologues et Bac+ 10 pour les médecins. La plupart de ces Ecoles de Spécialité sont gérées par les Facultés de Médecine (environ 70 à 80 %) ou par celles de Psychologie. Des projets pour les années à venir prévoient un regroupement des études pour les psychiatres, les neurologues, les psychologues cliniciens et les neuropsychiatres infantiles avec un tronc commun d'une année et une spécialisation de deux ou trois ans.
L'Ecole de spécialité recrute par sélection sur la base d'un concours écrit et d'un entretien individuel. Le numerus clausus est fixé chaque année par le Ministère de l'Education qui établit un nombre de places différent pour les psychologues et les psychiatres (deux listes séparées). Les débouchés sont dans le service sanitaire national et les pratiques en libéral. Les enseignements sont organisés en modules avec des thématiques assez proches de ce qui se pratique chez nous (psychodiagnostic, psychosomatique, psychologie clinique, techniques de l'entretien, psychiatrie, méthodologie de la recherche en clinique, psychologie dynamique, etc.) avec des enseignements plus spécifiques selon les années et les options (psychobiologie, neuropsychologie, psychopharmacologie, médecine légale, psychologie de l'éducation, psychologie sociale de la déviance, etc.). La quatrième année est davantage axée sur les techniques de la psychothérapie. Tout au long de la formation les étudiants ont un stage en responsabilité clinique comme “ internes ” ou “ résidents ” en psychiatrie et en psychologie clinique.
Le travail de supervision se fait en petits groupes et le niveau de formation à la prise en charge de la souffrance psychique m'a toujours paru excellent.
Remarque : Le principe d'Ecole de Spécialité me paraît excellent, de même l'implication dans la pratique clinique mais la durée me semble trop longue à mi-distance entre la formation des psychiatres et celle des psychologues.
Conclusion provisoire
Ces deux exemples - pour localisés et spécifiques qu'ils soient - nous donne un aperçu sur les dispositifs possibles des compléments de formation envisagés pour les psychopathologues promus à pallier la pénurie des psychiatres et à répondre aux besoins des nouvelles politiques de santé. On retiendra :
* l'importance d'une formation clinique pratique indispensable dans tous les cas (internat ou résidanat) constituant à la fois le pré-requis de l'admission (une expérience pratique minimale) et le socle de la formation (avec une liste d'agrément des lieux de stages et des sites en responsabilités)
* La nécessité d'un suivi par supervision régulier, en petits groupes et/ou en individuels de la pratique des étudiants-praticiens.
* Une solide formation théorique dispensée principalement en séminaires spécialisés et optionnels auxquels sont adjoints des regroupements de la promotion des étudiants sous forme de cours généraux et de journées thématiques (scientifiques et professionnelles).
* La soutenance d'un mémoire sanctionnant la formation et validant l'articulation théorico-clinique et rendant inutile la multiplication des contrôles de connaissance.
* L'existence d'un numerus clausus défini chaque année par le Ministère et/ou la Faculté en fonction des possibilités d'encadrement et de débouchés professionnels.
Il convient d'ajouter qu'en ce qui concerne les politiques françaises de la Direction de l'Enseignement supèrieur, ces dernières années, les équipes de recherches universitaires constituent les seules instances à même de garantir un haut niveau de formation universitaire, à charge d'inventer par ailleurs des dispositifs innovants en matière de stages en responsabilité clinique dans le domaine des réseaux de Santé et des sites hospitaliers et/ou associatifs. Ce qui suppose d'impliquer bien au-delà des services de psychiatrie les partenaires médicaux de ce complément de formation (oncologie, soins palliatifs, dermatologie, gynéco-obstétrique, centres de PMA, services de génétique, néphrologie, pédiatrie, ORL, stomatologie, etc.).
En conclusion
La protection du titre du psychologue depuis 1985 a constitué une avancée sociale certaine pour la reconnaissance d'une formation universitaire minimale pour les praticiens de la psychologie. Une telle reconnaissance sociale du titre garantit aux usagers un niveau consistant d'études supérieures du praticien auquel ils s'adressent. Cette loi a renforcé l'identification sociale d'une discipline universitaire ouverte depuis ses origines à de multiples divisions qui l'étirent entre les sciences de la vie et les sciences humaines et sociales. Le “ découpage ” envisagé pour les masters pro en secteurs professionnels (santé, travail, éducation) tout en reconnaissant l'existence de pratiques distinctes dans lesquelles œuvrent les psychologues s'avère davantage idéologique que méthodologique. On peut regretter qu'un tel découpage fasse l'impasse sur les spécificités méthodologiques des pratiques et leur reconnaissance sociale au profit d'un consensus idéologique “ mou ”.
Mais dans tous les cas, à devoir passer de la protection d'un titre généraliste commun à la reconnaissance sociale de compétences et de qualifications professionnelles spécialisées, il conviendrait de prendre le risque d'aller plus loin. La redistribution du paysage biomédical actuel pourrait en fournir l'occasion dès lors que l'exigence accrue, éthique et juridique, de devoir prendre en compte la souffrance psychique ordinaire (au sens de normale et quotidienne) s'impose sous la pression sociale et culturelle des patients, de leurs familles et de leurs associations. Cette exigence, tout en s'inscrivant toujours davantage dans les lois sur la responsabilité médicale construisant la santé dans une logique consumériste et contractuelle (cf les travaux de Dominique Thouvenin), ne trouve pas de répondants en nombre suffisant à même de la prendre en charge, dans une logique moins conflictuelle. Cette insuffisance du nombre de répondants se déduit en partie du fait de la formation médicale traditionnelle et va se trouver amplifiée par la pénurie de psychiatres. Le patient de ne pas se trouver traité comme sujet dans un colloque médical, pris dans la nécessaire logique technoscientifique de la médecine actuelle réclamera d'autant plus ses droits de citoyen et d'individu social. Ces droits sociaux des patients s'avèrent indispensables et complémentaires à la prise en charge de leur souffrance psychique mais ils ne sauraient la suppléer entièrement. Faute de devoir prendre en compte cet impératif éthique et social de cette souffrance ordinaire, la judiciarisation de l'acte médical aura encore de beaux jours devant elle.
Quant à la formation minimaliste des masters pros en psychologie saurait-elle prétendre à la formation des psychothérapeutes ou des praticiens du soin psychique ? Si tel était le cas, il faudrait s'empresser de le faire reconnaître dans l'usage professionnel et dans la loi. Alors peut-être est-il temps d'aller plus loin, d'aller vers la reconnaissance de qualifications et de spécialisations en psychologie, comme l'ont fait parfois certains pays européens. Ce qui suppose alors d'une part que l'acte des psychologues tant “ généralistes ” que “ spécialistes ” soit revalorisé socialement et économiquement, et d'autre part que par le jeu de validation des acquis professionnels les psychologues qui exercent de facto des missions de “ spécialistes ” soient reconnus de jure dans leurs actions. A ces conditions la profession ne serait pas menacée. En effet et par analogie : qui oserait encore aujourd'hui au nom de son titre de médecin pouvoir prétendre dans sa pratique exercer toutes les compétences médicales et les actes qui les définissent ?
Quant aux instances universitaires qui s'engageraient dans un tel dispositif d'innovation sociale en matière de santé, encore conviendrait-il de les informer qu'elles auront à faire preuve d'audace face aux conformismes idéologiques qui ne manqueront pas de surgir d'un bord comme de l'autre. Mais la politique de santé, n'est-ce pas d'abord l'affaire de l'usager et de ceux qui la représentent ?
Marseille, le 22 Mars 2003
Pr Roland Gori
xxii Il s'agissait alors des psychologues dits “ cliniciens ”.